Imaginer l'entreprise alpine du futur
Innover dans les Alpes (3/4). Écrite par un docteur en histoire, Back/Future est une newsletter adressée à celles et ceux qui se posent des questions dans les Alpes et veulent imaginer des solutions.
Analyser, conseiller, communiquer dans les Alpes
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Aujourd’hui, nous allons brosser le portrait-robot de l’entreprise alpine du futur. Mes propositions ne sont pas tirées des Dix commandements de l’entreprise, encore moins de Comment devenir riche en 10 minutes ? Cet article n’est pas non plus une check-list à toute fin obligatoire et indépassable.
Vous pouvez voir cet article comme une série de propositions qui peuvent accompagner votre propre trajectoire. Qu’il s’agisse d’un lièvre ou d’un sparring-partner, ce texte a pour but de vous aider à travailler vos propres mouvements, qu’ils soient entrepreneuriaux ou simplement réflexifs dans ce grand espace qu’on appelle l’Arc alpin.
L’important est de maintenir sa pensée en éveil, quoiqu’il arrive.
NB : Les photos illustrant cette article représentent le Salzkammergut, une de ces régions autrichiennes connues pour leur exploitation millénaire du sel (salz).
1/11. Tout au long de l’année 2023, j’ai essayé de décortiquer les situations et les enjeux de nos tourismes alpins (séries Les Alpes du futur ; Les Lieux des Alpes), puis j’ai proposé une vue plus large (série Les Alpes suisses). Cela nous a donné l’oxygène nécessaire pour imaginer des solutions alpines aux défis que nos montagnes doivent relever (série Stratégie alpine : le kit).
L’idée d’un livre est fille de ce travail patient et régulier. En ce début d’année, je me sens heureux d’avoir dirigé mes efforts vers un “travail vivant” et de porter à publication un an de réflexions sur les Alpes de demain.
Aujourd’hui, Les Alpes du Futur, 1 ne sont pas loin du but grâce aux superbes et délicates Éditions Inverse. De fait, ce n°1 pourrait bien en appeler d’autres, car les futurs ne cesseront jamais de s’écrire au fil de nos existences alpines.
2/11. En cette année 2024, j’ai ressenti le besoin d’enlever au tourisme cette pression de trop qui ne cesse de peser sur ses épaules. Ce faisant, j’ai libéré de la bande passante (comme on dit) pour penser plus large.
Depuis janvier, j’ai enclenché la série Innover dans les Alpes, en orientant la lentille vers les “beaux restes du vieux capitalisme” puis en partant “à la recherche de la montagne du milieu”.
Aujourd’hui, je vous propose d’imaginer l’entreprise alpine du futur. La fois prochaine, on s’intéressera aux produits et services d’excellence qu’une entreprise alpine pourrait fournir.
3/11. Les Alpes ne sont pas n’importe quel territoire
J’ai osé ce titre ambitieux car l’ambition est la seule voie possible pour les Alpes. Le ronronnement ne saurait être une solution, à moins de remettre sa confiance dans l’État-Providence ou dans lesdites “forces du marché” (ce que je ne conseille pas). L’apathie face au plus fort porte toujours des fruits amers.
À mes yeux, et pour beaucoup, l’Arc alpin n’est pas n’importe quel territoire. Il n’est ni périphérie ni province. Ses 190 000 km², 13 millions d’habitants et 3600 milliards € de PIB en font un espace cinq fois moins peuplé que la France mais presque deux fois plus riche.
La fragmentation politique des Alpes est leur talon d’Achille. Les sociétés alpines doivent donc compenser et dépasser ces frontières artificielles. À leurs propres échelles, les entreprises doivent prendre leur part dans cette œuvre commune de rapprochement.
4/11. Relever des défis, une marque alpine ?
L’Arc alpin dispose d’énergies formidables car, posant des problèmes spécifiques, la montagne produit souvent des solutions atypiques.
D’alpages en villages, de villes principales en vallées secondaires, les réponses sont toujours au rendez-vous, mais les transferts d’expérience sont terriblement difficiles entre les différentes mondes alpins.
Il faut oser réfléchir à l’échelle de l’Arc alpin pour imaginer ensuite jeter des passerelles et produire quelque chose en commun. Il s’agit de dépasser les idées générales pour s’engager dans des actions communes et produire des intelligences collectives entre les massifs.
5/11. De l’importance d’être “alpine”
Je vais m’intéresser aux entreprises (ou aux projets d’entreprise) qui placent les Alpes au cœur de leur modèle d’affaire, qui les considèrent comme une valeur ajoutée indépassable et pour lesquelles la délocalisation n’a aucun sens.
Par conséquent, l’adjectif “alpine” dépasse la simple implantation géographique et renvoie à la notion d’appartenance. Les entreprises domiciliées “dans les Alpes” (par exemple, implantées pour des raisons fiscales) participent peut-être au maintien des territoires, mais je ne les considère pas comme “alpines”.
Dirait-on que la branche de Carrefour implantée au Chili… est chilienne ?
6/11. Amour des Alpes, passion du travail, foi en l’avenir
Non, il ne s’agit pas d’une bannière chrétienne-sociale ! Simplement un état de fait : sans amour de son territoire ni passion pour le travail, il est difficile de se lancer dans un projet entrepreneurial dans les Alpes.
En effet, les défis et les contraintes y sont très élevés. Il faut avoir une grande foi en l’avenir, la croyance qu’on a un rôle à jouer dans un territoire d’exception et la conviction de l’importance de prendre sa part.
Ces exigences s’épanouiront d’autant mieux que le projet entrepreneurial visera la longue durée, le recrutement local de la main d’œuvre, une rétribution digne, et le refus de considérer la nature comme un réservoir de croissance facile.
Entreprendre dans les Alpes, c’est s’offrir enfin une richesse immatérielle sans commune mesure : participer aux mondes des Alpes.
7/11. Cultiver l’appartenance alpine en promouvant l’innovation
Dans Les Alpes productives (un superbe ouvrage collectif), Federica Corrado parlait en 2022 de “roots factor”. Elle définissait ce “facteur racine” comme “un sentiment d’appartenance au territoire qui se traduit aussi en capacité d’innovation dans le passage de la tradition à la modernité”1.
Quand Corrado parle d’alpinité, elle pense à un certain rapport à soi, aux autres et à l’environnement spécifique qu’est la montagne. Ce rapport au monde se retrouve dans un taux d’entrepreneuriat généralement plus élevé dans les communes de montagne qu’ailleurs. Pour commercer, il faut… en avoir besoin et… aimer aller vers les autres !
Autrement dit, une entreprise alpine du futur ne se réduira jamais à une étiquette Made in the Alps.
8/11. Se doter d’une responsabilité envers son territoire
Se dire “des Alpes” n’est pas un passe-droit pour l’excès. Le milieu montagnard est trop fragile pour refouler un positionnement responsable. Mal comprise et trop marketée, l’appellation alpine peut aboutir à une perte d’appartenance.
Au lieu de développer qualitativement un savoir-faire d’excellence, certaines AOC alpines se sont perdues dans un jeu impossible à gagner. Sous couvert de labels, des systèmes agro-industriels miniaturisés ont vu le jour… au risque de menacer le lien entre le territoire, son histoire et l’appellation.
Croire qu’on peut faire du quantitatif dans un territoire exigu, c’est commettre une grave erreur d’appréciation et engager une partie perdante face aux forces titanesques de l’agro-industrie. Ne pas jouer leur jeu relève de l’instinct de survie.
Jetons plutôt des passerelles vers des partenaires… qui en sont vraiment.
9/11. Miser sur la qualité et les coopérations
Pour dessiner le portrait-robot de notre entreprise alpine du futur, oublions donc les grandes exploitations (asservies aux grands groupes) et les grandes fabriques (rachetables et délocalisables). La taille de l’entreprise alpine du futur doit être à la mesure des capacités du territoire qui l’accueille.
Pour se démarquer, l’entreprise alpine du futur sera attentive à des produits/services d’excellence. Elle mettra toute sa passion et son énergie dans la qualité et le savoir-faire et… les collaborations à échelle alpine.
Pour compenser sa taille réduite, l’entreprise alpine osera toutes les coopérations possibles avec les acteurs économiques des villes, des vallées et des hautes-terres voisines. Ces exigences permettront à toute entreprise alpine d’être bien intégrée aux chaînes de valeurs alpine, européenne et/ou mondiale.
10/11. Développer ses connaissances alpines
La valeur ajoutée d’une entreprise alpine résidera dans le développement de connaissances raffinées et l’identification de savoirs-faires d’excellence développés au fil de l’histoire des Alpes, à travers les siècles mais aussi des millénaires.
Pour donner son envol et sa tenue à notre entreprise alpine, il faudra multiplier les lectures fouillées, les échanges intenses et les collaborations bien pensées.
Oui, le coût d’entrée est élevé, mais je ne vois pas comment une affaire ambitieuse, profitable et durable pourrait reposer sur une paresse intellectuelle. Autant se lancer dès maintenant dans le commerce de cigarettes électroniques !
11/11. S'enrichir des parcours alpins d’excellence
On s’imagine souvent la première ou le seul à lancer tel ou tel produit. Or, dans le Briançonnais, le Salzkammergut ou au pied du Rigi, certain-es ont certainement déjà ouvert la voie, à leur façon. Aujourd’hui, comme hier. Il nous appartiendra d’aller à la rencontre de ces autres passionnés.
Terrain propice aux valeurs communes, l’espace alpin est plus sensible aux coopérations qu’on ne le croit. Il faudra miser dessus, oser briser la glace, et foncer. Une entreprise alpine devra rompre l’isolement et aller vers l’autre.
Il faudra être prêt à parler à des Français, des Italiens, des Suisses ou des Autrichiens (quitte parfois, j’en témoigne, à se prendre des vents et des murs, mais c’est le jeu). L’intelligence collective résultera toujours du pari de l’autre et, en tout fin, dépassera toujours la puissance d’imagination et de réalisation d’un individu isolé.
Au soir de cet article, on se donne rendez-vous prochainement :-)
Nous passerons de l’état d’esprit aux mains dans le cambouis. Je réfléchirai à ces produits et services qui peuvent s’épanouir dans l’écosystème alpin d’aujourd’hui et de demain. Je montrerai que les Alpes et les mondes de la montagne ne sauraient être les seules destinatrices de l’innovation des Alpins et des Alpines. En plaine comme en bord de mer, nos savoirs-faires ont toute leur place.
Ici et là, qui ne donnerait pas de valeur à la qualité mise au service du monde ?
En attendant, portez-vous bien.
Séverin Duc
Analyser, conseiller, communiquer dans les Alpes
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Federica Corrado, “Trajectoires de la production dans les Alpes italiennes, entre marginalité et nouvelles centralités”, dans Roberto Sega et Manfred Perlik (dir.), Les Alpes productives. Renouveler l’industrie alpine pour repenser le futur du massif, Grenoble, PUG, 2022, p. 207.