À la recherche de la montagne du milieu
Innover dans les Alpes (2/4). Depuis l'Italie, je souhaite montrer que notre façon de penser et d'habiter la montagne conditionne notre manière d'y conduire l'innovation et d'y faire société.
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Lorsqu’on se soucie d’innovation en montagne, il est important de ne pas foncer tête baissée, de prendre un peu de hauteur.
Il faut observer ce qui se pense et se passe ailleurs dans les Alpes. Aujourd’hui, je vous propose de partir de l’Italie.
Outre les Apennins, l’Italie est le seul pays positionné sur tout l’arc alpin, soit la plus grande fenêtre européenne sur les mondes montagnards.
1/14. Depuis un siècle et demi, les Alpes italiennes hésitent entre deux tendances principales. Elles sont aussi bien connues en France et en Suisse.
La première tendance s’est longtemps appelée “dépopulation” des hautes-terres. Incapables de nourrir tous ses enfants, la montagne italienne les a offerts aux fabriques de Turin, Milan, Trente, Bergame, Udine ou Belluno.
Qu’on pense aux gigantesques complexes turinois de la FIAT, du Lingotto comme ici de la Mirafiori.
2/14. L’autre tendance des Alpes italiennes s’appelle « modernisation ». On attendait de cette formule magique qu’elle mette un coup d’arrêt à la dépopulation.
Pour éviter la fuite de la jeunesse vers les villes industrielles, on a fait le pari d’industrialiser la montagne. C’était le temps où l’Etat italien (fasciste puis républicain) se pensait planificateur et agissait en aménageur des hautes-terres.
Très nettement repérable à partir des années 1920 et par-delà la Seconde guerre mondiale, ce phénomène a signifié, dans des lieux choisis des Alpes italiennes, l’exploitation industrielle de vallées, de piémonts et de hautes-terres.
3/14. Il y a quelques décennies, la « modernisation » légitimait une sorte de « sur-régime ».
Pour « rattraper le retard », il fallait amorcer la pompe, autrement dit injecter de manière massive, voire disproportionnée, des capitaux financiers extérieurs.
Cependant, toute transformation brusque d’un territoire scalpe immanquablement la culture locale, à la manière de ces pluies torrentielles qui lessivent les sols.
4/14. Le cas du Süd-Tirol annexé par l’Italie après 1918 est édifiant. En ces terres germanophones, l’aménagement brutal de la montagne devait aussi briser les reins et la dignité des nostalgiques de l’Empire autrichien.
Toute politique d’aménagement ambitieuse n’est jamais loin d’être un outil de domination culturelle. Comme le vieux Tignes submergé, la montagne süd-tirolienne a payé son dû en villages et en alpages engloutis, de Venago (Val Senales) à Curon (Val Venosta).
5/14. Sorte de politique de développement à marche forcée, non pas du Tiers-monde, mais des hautes-terres, la « modernisation » des Alpes italienne a arraché pour mieux planter.
Sans doute, le gigantesque redéploiement des énergies a porté des fruits, parfois au-delà de toutes les attentes, notamment dans le Trentin-Haut-Adige, l’historique versant méridional du Tyrol autrichien.
Cette région italianisée concentre aujourd’hui l’essence de la modernisation européenne de la montagne : infrastructures routières, hydroélectricité, agriculture intensive et tourisme hivernal. Avec le percement du tunnel de Brenner, Trente est plus que jamais « métropole alpine ». Son formidable Museo delle Scienze en atteste.
6/14. C’est précisément à ce point d’inflexion que je souhaite positionner ma réflexion sur l’innovation, autrement dit notre rapport au futur (en fonction du passé) et à ses transformations possibles.
Dans les Alpes, je suis intiment persuadé que les hautes-terres se doivent à elles-mêmes un “travail de mémoire”, en repartant du coût humain et environnemental de la modernisation. C’est en prenant en main ces traumas collectifs qu’on les dépassera et qu’on s’inventera, ici et là dans les Alpes, des futurs vivables.
Par exemple, qui veut encore se souvenir des 1910 morts de la catastrophe de la diga du Vajont (Alpes de Belluno) ? Et surtout en tirer les conséquences qu’on pourrait qualifier de “culturelles” voire “philosophiques” ?
7/14. Pour aller de l’avant, plusieurs questions doivent être posées franchement.
Tout d’abord, à quel point les sociétés pré-industrielles alpines étaient inférieures et invivables pour qu’on les relègue sans remords au placard ?
A partir du XIXe siècle, jusqu’où s’est-on soumis, sans guère de précaution, au récit de la modernisation brutale (car nécessaire) de nos terres “archaïques” ?
N’y aurait-il pas là un double trauma collectif qui nous empêcherait de penser la montagne sans se référer au duo infernal “authenticité vs modernité” ?
Cette coupure refoulée ne se rouvrirait-elle pas à l’occasion d’un nouveau grand trauma : le dérèglement climatique, accélérateur d’une montagne physiquement fragile ?
8/14. Aujourd’hui, les Alpes font face à l’impérieuse nécessité d’imaginer d’autres futurs, de tracer de nouvelles lignes, loin du confort de la culture standardisée.
Pourtant, bien des territoires voudraient trouver des réponses sans se poser les justes questions.
La facture de l’inaction sera élevée.
Pour s’inventer un futur d’une rare beauté, un questionnement sur ce qu’on a laissé, oublié et transformé devra être affronté. C’est à ce prix qu’on sortira du colmatage précaire proposé par des cabinets de conseil puis, moyennant rétribution grasse du PowerPoint, mis en œuvre par des pouvoirs publics en dette d’idée.
9/14. Le béton qui ne cesse de couler ne comblera jamais le vide culturel imposé par l’uniformisation des montagnes.
De même, la rustine folkoriste des fêtes du village ne remplacera jamais ce qui a disparu au XXe siècle : des communautés de montagne gérant collectivement la terre, les vivants et les morts.
Passés ces écueils, je suis persuadé qu’une double pensée alpine de l’innovation (à partir des données du territoire) et de l’adaptation (à partir des richesses existantes) permettra de retrouver le goût d’un futur ouvert aux nouvelles promesses.
10/14. Dans Montagne di mezzo. Una nuova geografia (Turin, Einaudi, 2020), Mauro Varotto nous livre un travail d’une rare importance et, à dire vrai, indispensable.
Pour ce géographe de Padoue et membre du Club Italiano Alpino, on doit apprendre à imaginer une montagne équilibrée, loin de la montagne trop-vide (dépeuplée et sauvage) ou trop-pleine (sur-exploitée jusqu’à la fatigue environnementale).
Une “montagne du milieu”.
11/14. Pour s’en sortir, Varotto refuse habilement de céder aux sirènes du en-même-temps du développement durable. C’est en tenant compte de la finesse de la langue qu’on imaginera les solutions les plus belles. C’est à cette condition qu’on tirera cette fierté collective qui fera tenir les territoires soumis à la rude épreuve climatique.
Mais quel est le cheminement de Varotto ? Répondre à cette question me permettra de mieux penser l’innovation en montagne.
12/14. Le premier concept mobilisé est celui de “montagne di mezzo”. Elle renvoie aux moyennes montagnes (au sens altimétrique, entre les vallées et les hautes-terres) mais aussi aux montagnes du milieu (à savoir équilibrées socio-économiquement et culturellement).
Dans le même temps, Varotto distingue montuosità et montanità. Les éléments quantifiables du milieu physique (altitude, pente, météo, etc. ) ne suffisent pas à penser la montagne. Il lui faut adjoindre la notion de montagnité, à savoir la montagne pensée, vécue et développée comme “milieu culturel”.
Enfin, Varotto est attentif aux prépositions de lieu qu’on utilise : de ou de la montagne ; à la ou en montagne. Il nous rappelle qu’il faut prendre au sérieux les mots qu’on utilise, en particulier pour parler des Alpes et y décrire notre présence et nos projets.
13/14. Distinguons d’abord les prépositions de et de la. Prenons l’exemple d’un produit transformé comme un fromage alpin.
Ton fromage n’est-il que de montagne ?
Ici, Varotto considère ces produits dont la provenance géographique est le seul lien avec la montagne. Ton fromage de montagne fabriqué là-haut aurait pu être fabriqué ailleurs ; tes vaches mangent des compléments comme le ferait une Aubrac ou une Normande, etc.
Ton fromage peut-il se revendiquer de la montagne ?
Là, les liens entre ton produit et ton lieu de production sont multiples. L’un ne va pas sans l’autre. Varotto parle d’appartenance territoriale. Ton fromage est riche de la minéralité spécifique des eaux, des herbes et des foins de la montagne, mais aussi de ta structure d’exploitation, des modalités de transformation de ton produit et du réseau de vente mis au service de ta communauté.
14/14. Interrogeons, d’autre part, l’usage des prépositions à la et en. Prenons l’exemple d’un projet d’entreprise (peu importe le domaine) implanté dans les Alpes.
Ton projet est-il simplement développé à la montagne ?
Ton activité n’est alpine par les profits rendus possible par sa localisation d’altitude. Avec un hélicoptère, tu a fixé ton activité clé-en-main sur telle montagne, car les aménités semblaient favorables à la production de tes richesses. La montagne est ton playground ; l’Alpe ta matière-première ; tu pomperas jusqu’au bout.
Ton projet est-il plus affirmé et se veut de montagne ?
Varotto désigne ce type de projet qui intègre les caractères spécifiques de la montagne à sa démarche. Répondant à une demande locale et exportant un savoir-faire forgé dans et grâce aux Alpes, ton projet tire sa plus-value des richesses spécifiques de la montagne… sans la détruire.
En retour, tu es agent de renforcement du tissu alpin, non seulement par tes impôts locaux, mais aussi par ton engagement culturel, social, politique ou environnemental. Tu es montagnard-e.
Varotto n’invente ni ne demande la Lune. Il en appelle à trouver un certain équilibre entre les vallées alpines industrialisées et les hautes-terres transformées en terrains de jeu.
Demain, les montagnes du milieu seront celles où l’on pourra bien habiter à l’année ; où l’on participera à une société de la montagne ouverte au monde et à ses savoirs, mais aussi à une économie qui trouvera son originalité et sa force d’être en montagne.
Dans les faits, quelles peuvent être les initiatives, les projets et les innovations qui pourraient permettre de tenir ces promesses ? Ce sera le sujet de notre prochain article.
En attendant, portez-vous bien.
Séverin Duc
Analyser, conseiller, communiquer dans les Alpes
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