Les Lieux des Alpes (1/3). Nos Montagnes sont-elles "surmodernes" ?
Comment habiter à l’année un espace construit pour accueillir des touristes à la semaine ? Entre histoire et futur, Back/Future propose de dresser un “état des lieux” et... des "non-lieux".
Petit à petit, l’oiseau fait son nid. Janvier nous a permis de “mettre à plat” une réflexion générale sur les Alpes du Futur, de comprendre “comme on en est arrivé là” et d’imaginer des solutions politiques et économiques, donc sociales.
Si Février a favorisé le repos, Mars souhaite poser une question dont les réponses intéressent de près les Alpin.e.s du Futur.
Comment habiter à l’année des espaces aménagés pour accueillir des touristes à la semaine ? Pour y répondre, Back/Future propose de dresser un “état des lieux” et, pour commencer, un “état des non-lieux”. Pour enclencher la chose, nous nous demanderons aujourd’hui si les Alpes ne sont pas “surmodernes”.
Mais commençons calmement, par une carte-postale.
1/7. Certains universitaires ont le goût de dissimuler leurs réflexions de talent derrière des concepts cryptiques. Leur langage n’est alors plus un trait d’union mais une exclusion. Combien de ponts jamais lancés vers l’autre rive, entre l’écrit académique et le lecteur qui ne l’est pas ?
En se prémunissant (à juste titre) de la rumeur du monde, on finit par lui devenir inaudible (hélas). Les idées s’accumulent sur la rive de départ et s’endorment en attendant qu’un bateau passe.
2/7. Sans passeur ni interprète, combien d’idées se perdent dans le bayou, dans cet espace lugubre qui sépare le monde “tout court” du microsome de la recherche ?
Plutôt que de le répéter ou le déplorer, il me semble préférable de prendre sa part et de “mener sa barque” entre les deux rives.
Peut-être est-ce une des missions fondamentales de Back/Future : devenir passeur, pour ne pas dire contrebandier, de certains trésors universitaires maquillés en essais jargonnants.
En voici un.
3/7. En avril 1992, l’anthropologue Marc Augé publiait un essai au titre un peu cryptique sur les bords : Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité.
Sans lien de cause à effet, la parution de ce petit livre (150 pages) suivait de près les Jeux Olympiques d’Albertville, lesquels consacrèrent et prolongèrent trois décennies d’aménagements de la montagne en faveur du tourisme hivernal.
Par-delà la coïncidence, quand on réfléchit aux Alpes du Futur, les concepts de de “surmodernité” et de “non-lieux” méritent bien d’être passés de l’autre côté de la rive.
4/7. Ici, il ne s’agit pas de vilipender le tourisme en soi. On sait tout ce que les Alpes doivent à cette manne économique. Cependant, la reconnaissance n’est pas synonyme de servilité.
L’afflux de capitaux ne se réduit pas à des lignes de compte.
Quand un tel afflux transforme profondément des paysages, des pentes et des ruisseaux, mais aussi la répartition du foncier et des richesses, c’est toute l’imaginaire d’une société qui est bouleversé, qu’elle se l’avoue ou non.
La richesse massive et soudaine transforme les représentations collectives et territoriales. En retour, elle modifie les identités et les émotions de chacun et de chacune, en-haut comme dans les vallées.
Penser le tourisme, ce n’est pas s’y opposer. C’est simplement démontrer que, dans les Alpes, l’autonomie de pensée lui préexiste.
5/7. Les Alpes sont-elles “surmodernes” ? Commençons par définir ce concept. D’après Marc Augé, il repose sur trois excès : le temps accéléré, l’espace réduit et l’ego surdimensionné des individus.
En raison de l’accélération des systèmes productifs et des transports, nos espaces-temps sont réduits au maximum. Et dans le cadre aménagé des Alpes, l’individu (qui en a les moyens) doit pouvoir en tirer le plaisir maximum. En un mot, le touriste-client doit “en avoir pour son argent”.
On n’a pas le temps de digérer un produit (l’iPhone 13 ou une piste rouge : en montagne, le premier photographie la seconde) qu’il devient obsolète. Il faut donc le remplacer par un nouveau produit, une nouvelle piste rouge, etc. Vite, vide, vite !
C’est cela la « surmodernité ».
6/7. En surface, le jeu repose sur la jouissance de l’individu. Dans les faits, l’individu-roi est un client captif et vassalisé. Le casino le plus profitable n’est pas celui qui vous vole à l’entrée. C’est celui celui qui vous transfuse jusqu’au bout de la nuit, bien tranquillement.
Avec les aéroports, les gares et les péages, les parcs d’attraction et les stations de ski ont ceci en commun d’être équipés de multiples portiques et barrages payants. Ne se déplace et ne jouit que celui qui peut payer pour accéder… à une nouvelle dépense.
Pour jouir et répéter “l’expérience”, le client-skieur n’a pas le choix. Il doit enchaîner les dépenses et les points de passage.
En retour, le client désire tout immédiatement, sans délai, ni pause.
Et il a eu raison de nos pioches… Je les aimais bien, moi, ces pioches.
7/7. Le modèle touristique des Alpes repose une obligation contractuelle.
D’une part, supprimer les pioches (je plaisante, mais en fait pas tant que ça).
Je reprends.
D’une part, pour les locaux, tenir le rythme effréné de l’hiver. Lors des “inter-saisons”, il faut aménager l’espace alpin à marche forcée pour porter le client urbain vers les pistes le plus rapidement possible et… l’en faire repartir tout aussi vite, pour le remplacer par un autre qui arrive ! Du samedi au samedi ! Entre temps, il faut augmenter le débit des remontées mécaniques : “oeufs”, “bennes”, télésièges débrayables, etc. Supprimer les pioches, donc.
Et là, Wow, “Espace Diamant” !
C’est qu’il y a une “expérience client à satisfaire”. Il a 6 jours et 6 nuits, avec amputation du « temps de transport » (foutus péages ; foutus changements). Sur place, ne pas faire la queue, monter vite les pentes, prendre une photo, dévaler la pente, prendre une photo, prendre son pied, remonter, ainsi de suite jusque 17h30.
La fin de journée venue, il ne faut pas s’ennuyer, donc il faut offrir des dépenses de bouche (autour desquelles flotteront un discret parfum parisien).
On doit à Henri Michaux, en 1956, le premier livre sur l’expérimentation de la mescaline. Là comme En-Haut, on sent…
La semaine prochaine, nous poursuivrons notre aventure dans les écrits de Marc Augé (qui n’a rien demandé).
La question sera la suivante : peut-on construire une société vivable, viable et durable dans un “non-lieu”, c’est-à-dire un parc d’attraction dont la matière-première (la neige) va se faire de plus en plus rare ?
En attendant, portez-vous bien.
Séverin Duc (LinkedIn).
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