Les Alpes du Futur (1/4). Changer de point de vue
Back/Future prend de la hauteur et du bon air. Dans cette série, nous réfléchissons aux futurs des Alpes. Et comme souvent, l'avenir mérite un crochet par le passé et son histoire.
En juillet 2021, loin du Cervin enneigé, un ami de Chamonix et moi-même prenons le chemin de la Slovénie. L’objectif est simple : découvrir l’autre bout de la chaîne des Alpes. En particulier, voir le massif du Triglav (celui du drapeau de la Slovénie), venir au pied du mythique tremplin de vol à ski de Planica et apercevoir les fameuses pentes de la Podkoren à Kranjska Gora.
Autant dire que l’Office de Tourisme et Eurosport ont totalement balisé mon regard et mes attentes. Telle ne fut pas notre surprise quand, parvenus au pied du tremplin de Planica, nous vîmes arriver un minibus. Et des enfants en bondir. Le véhicule portait les emblèmes du Ski Club de Courchevel.
Cette aventure slovène fut une suite d’aventures et de surprises… donc d’enseignements. Les voici.
1/6. Les Alpes slovènes sont un gruyère calcaire. A ce titre, elles sont le royaume des rivières souterraines et des spéléologues. On se proposa donc d’aller passer une journée sous le karst. Durée prévue : 6 à 8 heures. L’ambiance était celle de vieilles galeries percées par… des prisonniers italiens pendant la Première guerre mondiale (la Slovénie était alors austro-hongroises). Ambiance donc “STOJ ! Ne vous appuyez par sur la rambarde”.
L’équipage était sous la guide d’un Slovène à la peau rappée mais expérimentée. Son Anglais était rauque mais compréhensible. Suivaient, en tête, nous deux Français (bardés de sandwichs, de café, de Petit Prince et d’Ovomaltine), un couple tchèque (dont la femme refusait de pousser le raft pour ne pas mouiller ses pieds et qui n’a pas dit merci quand on lui a donné un Petit Prince) et… une famille de Flamands motivée par avec des enfants blonds et dégourdis.
Nous étions répartis entre deux rafts surchargés. Nous disposions de frontales dont les batteries faiblissaient lentement mais sûrement. Toutefois, l’organisation avait tout prévu en cas de pépin : une barre céréale avait été distribuée à chacun. Tout était donc réuni pour finir au Journal de 20 Heures : “Un groupe de touristes piégé par la montée des eaux en Slovénie : la France propose son aide”.
La morale peut être la suivante. Aucun préfet français n’aurait donné son autorisation à l’exploration touristique des lieux, mais nous serions passés à côté d’une expérience particulièrement singulière.
2/6. Ce n’est pas chose aisée d’écrire sur les Alpes. Comme peu de lieux, elles sont à la convergence d’un flot d’imaginaires contradictoires. Or, il me semble que tout territoire, toute communauté ne peut se projeter dans l’avenir si elle ne sait pas qui elle est. Cela est d’autant plus compliqué si une partie de son identité est déterminée par autrui.
En un mot, les Alpes, en particulier françaises, n’ont pas la main sur leur imaginaire. Le monde des villes s’est toujours plu (et continue à se plaire) à qualifier et classer les autres territoires suivant leur utilité. Ainsi la “Province”, “nos régions” (qui ont du talent), la mer, “nos colonies”, l’outre-mer, les campagnes, la montagne (qui nous gagne).
Sur le temps long, il est dommageable d’avoir besoin des autres pour se définir. Par habitude et par appât du gain, les territoires alpins peuvent être tenté d’adapter leur image aux attentes de leur clientèles. Puis, ils entrent en compétition dans la captation des désirs et des capitaux. Le risque est de confondre le marketing territorial avec l’identité territoriale.
Source de richesses, l’exploitation touristique des Alpes pose question en termes de représentation, d’estime de soi et d’identité territoriale, donc de projection dans le futur.
Pour y voir plus clair, Back/Future propose de prendre de la hauteur.
3/6. Des siècles durant (jusqu’au percement des tunnels), les Alpes étaient des lieux de franchissement. On passait par les cols, mais ce n’était pas pour rester dans les vallées alpines. En 1835, la diligence filait vite entre Milan et Genève : 400 km, trois jours et trois nuits, quatre changements de carrozza.
Sans être pauvres, et même au contraire, les Alpes étaient plutôt des terres d’émigration saisonnière. L’excédent démographique s’offrait aux princes et aux villes d’Europe. Ils se faisaient chair à canon (les Suisses) ou main d’œuvre du capitalisme naissant (les Italiens). Au coeur des Alpes, les chantiers de la Révolution industrielle absorbaient aussi quantité de jeunes hommes venus d’ailleurs. Pensons par exemple au percement du tunnel du Simplon et aux effroyables conditions de travail imposées à la main d’œuvre italienne.

4/6. Lieux de passage et réservoir de main d’oeuvre, les Alpes ont aussi été un outil pour penser la civilisation. Jusqu’au XVIIIe siècle au moins, la montagne symbolisait une sorte de repoussoir par opposition à la ville. On considérait volontiers les communautés montagnardes comme des chaînons manquant entre la civilisation urbaine et la sauvagerie de la nature.
Au lieu de supprimer ce préjugé, le XVIIIe siècle va simplement l’inverser. On oppose à la ville (siège de la corruption, du crime et de la pollution), la blancheur innocente des Alpes, la pureté d’une Nature désormais jugée supérieure à l’Homme. Ce sont les rêveries de Rousseau en somme, et de ses émules romantiques. C’est mieux qu’avant, mais les Alpes n’ont toujours pas la main sur leur imaginaire.
C’est là qu’intervient William Gilpin (1724-1804), un artiste anglais et surtout théoricien de l’art. On lui doit l’invention du pittoresque : “that kind of beauty which is agreeable in a picture”. Gilpin est un des “inventeurs du paysage”, c’est-à-dire de la Nature mise en scène pour le plaisir de l’Homme. Son mantra est le découpage du paysage en trois plans : le premier, le deuxième et l’arrière-plan. Le XIXe siècle va consacrer sa théorie dans un genre : la peinture de paysage.
Par effet démultiplicateur, les Alpes vont constituer une source d’inspiration pour la représentation des autres massifs. L’Allemand Albert Bierstadt (1830-1902) va importer la mode aux USA. Là, il va même établir et fixer les vues iconiques du Wilderness américain. Toujours en trois plans, avec ses bons sauvages à lui (les Indiens) au premier plan (au lieu d’Alpins avec des chèvres) ; son étendue d’eau au deuxième plan (au lieu du Léman) ; un Lander’s Peak au troisième plan (une sorte de vrai-faux Cervin).
A titre de comparaison, voici le véritable “Lander’s Peak”. La montagne, c’est aussi un paysage “inventé” par un certain regard.
5/6. Au XIXe siècle et surtout au XXe siècle, le regard du touriste et l’offre touristique elle-même ne pourront plus se passer de ces trois plans. Ils rechercheront même les meilleurs “points de vue”. Jusqu’à nos cartes-postales et les publicités hivernales. Presque toutes reprennent des codes paysagers vieux de trois siècles. Les compositions sont plus vibrantes, mais l’ordre demeure. Au premier plan, notez que les bons sauvages sont devenus des skieurs heureux de leur technique flamboyante.
La carte-postale a cependant du bon. Les paysages de montagne sont devenus les richesses alpines. Pour quelques jours, de préférence en hiver, des cohortes motorisées partent en quête de ce regard posé sur la ligne d’horizon enneigée. Elles remontent volontiers les vallées alpines, s’accordéonent en amont et en aval des péages puis, à force de patience, elles atteignent leur parc de loisir “en pleine nature”. Là-haut, l’artifice règne en maître car il veut voir retrouver sa carte-postale, si possible enneigée.
6/6. La question des Alpes, c’est un peu le syndrome des poupées russes par excellence. On pourrait lever les yeux, arpenter ses plus beaux chemins et prendre calmement de la hauteur. Pourtant pas. On n’a qu’un seul objectif : découvrir si la plus petite poupée russe est bien présente. L’enfant de chaque hiver, c’est la neige du mois de décembre
Il est nécessaire d’extraire les Alpes de cette narration extérieure et simpliste. Sans s’en rendre compte, on subit, de l’extérieur, un formidable rétrécissement du réel. Or, devenir myope au monde, c’est hypothéquer la richesse de son avenir. Les Alpes ne se réduisent pas à ses (sublimes) cimes enneigées. L’histoire et la géographie millénaire des Alpes en témoignent, autant que les défis présents et futur en attestent. Il faut donc réapprendre à connaître les Alpes, la richesses de ses territoires et de ses présents, et donc les beaux futurs qui s’annoncent.
On y réfléchira calmement la semaine prochaine.
En attendant, que dire ? Le futur qui nous effraie ou qu’on espère, c’est bien souvent une question de point de vue. L’histoire et la géologie des Alpes en témoignent. Elles sont même un réconfort teinté de poésie. Saviez-vous que les Dolomites étaient une ancienne barrière de corail ? Les formidables couchers de soleil du Rosengarten en tirent leur irradiance. Il a fallu bien des légendes pour expliquer cela. Dans les faits, il y a 200 millions d’années, les Dolomites étaient un magnifique bord de mer.
Séverin Duc (LinkedIn + YouTube)
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Passionnant et drôle ! Vivement la suite !
C’est là qu’intervient William Gilpin (1824-1804) !
Soit c'est Benjamin Button, soit il y a une coquille ;)