Stratégie alpine (1/4). Se poser toutes les questions possibles
Aujourd'hui, ouvrons des pistes stratégiques alternatives à l'angoisse ambiante et au storytelling touristique.
En cliquant sur le “petit cœur ” en tête de ce texte, vous donnez une petite impulsion supplémentaire à cette aventure qui me tient tant à cœur.
N’hésitez pas aussi à transférer ce mail à un-e ami-e, c'est toujours un plaisir de recevoir de belles images (avec du texte autour).
1/10. Comme dans un lac de montagne, il faut savoir s’immerger dans un texte le plus tranquillement possible. Je vous propose donc de commencer par tremper les pieds dans le lac de Côme ; un bon prétexte aussi pour orner mon texte de jolies photos des environs.
En 1939, l’écrivain-voyageur lombard Carlo Linati publiait un petit livre fascinant : Passeggiate lariane (de Larium, le lac de Côme en latin), autrement dit Promenades au lac de Côme.
Dans un chapitre intitulé Alpi ed Alpeggi, Linati racontait une de ses randonnées en direction de l’Alpe di Colonno, face au Monte Grigna.
2/10. Voici un extrait de son récit traduit par mes soins.
“Mi-mars.
Un beau temps infini a duré toutes ces semaines. Il m'a brusquement jeté hors de Milan avec une envie folle de me promener dans les collines et les rochers, d'aller saluer chez moi quelque beau sommet de Côme, peut-être encore emmitouflé.
Avec mon sac et mes bottes, j'ai pris un bateau à vapeur de la compagnie de la Lariana. Finalement, après une heure de navigation, j'ai débarqué sur la première pente de montagne que j'ai rencontrée. Elle s'est avérée être des monts d'Argegno [...].
[En haut], toutes les fontaines du village étaient à sec à cause de la grande sécheresse. [...] Depuis cet alpage [...] la montagne était nue et dépouillée comme le dos d'un dromadaire"1.
3/10. Dans son récit, Carlo Linati a dessiné un parcours qui semble d’actualité : Milan qui étouffe de chaleur, l’échappée vers le lac de Côme, puis la pente, l’alpage et, enfin, le refuge.
Une fois là-haut, Linati retrouve ce qu’il pensait fuir : le manque d’eau. L’échappée tourne en boucle. Quand elle vient à manquer, l’eau hante toutes les pensées.
Depuis de nombreuses saisons et pour longtemps, elle nous a échappé comme le monde lui-même. La voici illisible, imprévisible, incontrôlable, destructrice, changeante, fuyante, absente. En d’autres mots, l’eau, et sa variante la neige, semblent de plus en plus indisponibles.
Une fois qu’on a dit cela, que faire ?
4/10. Je crois qu’une des crises de notre temps est la grande difficulté à mettre en mots les changements qui nous attendent et à replacer sereinement lesdits changements dans la longue durée.
Sans les bons mots, les actes partent du mauvais pied.
Face à l’échappée du monde devant nos désirs de contrôle, certains se replient sur eux, se cabrent dans le déni ou bien se piègent dans des récits apocalyptiques ; d’autres se focalisent sur la traque des coupables de classe ou de race.
Parce que j’aime prendre soin de mon lectorat, faisons un petite pause, soufflons un peu, et regardons l’eau couler du côté de Livigno, en Haute-Valteline.
5/10. Reprenons !
Depuis des décennies, le grand récit occidental reposait sur l’accroissement constant des richesses, et sur la promesse que chacun, par la consommation, aurait sa part de gâteau.
Du côté des producteurs, on pouvait sans sourciller proposer une version 5 d’un téléphone, puis une 6e, une 7e, une 8e. La clientèle suivait ; elle suit toujours en partie.
Avec le dérèglement du climat, deux nouveaux récits se font jour (ou plutôt refont surface). D’une part, voici le récit d’une humanité haïssable qui aurait péché par vénalité. Après la jouissance, voici le temps de la repentance ! A l’opposé, il y a celles et ceux qui estiment que c’est râpé, qu’on verra bien et qu’en attendant, on peut continuer comme avant.
Le problème, c’est qu’avant, c’est déjà du passé et que… de l’eau a déjà coulé sous les ponts ! (Fabriquer des métaphores pour justifier des images, c’est du boulot).
6/10. Dans les Alpes, la narration climatique vibre des mêmes récits mais… l’écosystème touristique les complexifie terriblement.
Depuis plusieurs décennies déjà (pour ne pas dire un bon siècle et demi en certains endroits), une autre couche narrative s’est déposée sur les hautes-terres alpines : le storytelling touristique, ou l’art de raconter de bonnes histoires à propos d’un terrain de jeu… pardon, d’un territoire authentique et pur.
Ce storytelling a connu plusieurs générations : les strates sont donc multiples et complexes. Cependant, la dernière née (issue des théories du marketing puis transformée par les réseaux sociaux) a contraint les stations et leurs communicants à penser certains territoires alpins comme… des marques et à les remodeler comme tels.
7/10. La conséquence était consubstantielle à la cause : devenues des “produits”, les stations sont entrées en concurrence alors qu’elles offraient toutes le même service et la même promesse : le “ski total” (car vendre du “poney d’été total”, ça marche moins).
Couplé au bon vieux storytelling, le re-branding (le changement de marque) a fait son apparition. Plutôt que de questionner les fondements erronés de la narration, on lui a fait passer un cran supérieur : le re-branding de l’offre de services voire même du logo et du nom du domaine skiable, etc.
Il fallait aussi se différencier en multipliant les activités, les attractions, les événements et les campagnes publicitaires. Quant à l’été, certaines stations de ski ont choisi de devenir des luna-parks d’entrée de gamme ; à l’opposé, les stations plus sélects ont renforcé l’élitisme de leur offre.
8/10. Un business model ne peut pivoter du jour au lendemain, on le sait bien. C’est pourquoi le sens stratégique impose de se mettre à l’ouvrage au plus vite, avec passion et cohérence.
Les stations qui s’essouffleront seront celles qui persisteront à confondre la communication avec la stratégie, autrement celles qui croiront que la multiplication d’offres badigeonnées de marketing peut seule pérenniser leur modèle économique.
9/10. Les années passants, la facture de l’inaction stratégique augmentera jusqu’à devenir prohibitive du point de vue de la viabilité financière de certaines entreprises et de certains territoires.
Avec moins de neige, la communication de certaines stations tournera de plus en plus à vide. Pire, elle se cabrera et deviendra agressive et s’enfermera dans le complot du “ski bashing”.
Et là, ce n’est pas bon du tout pour les affaires, car “qui se cache derrière les fortifications est vaincu”, pour reprendre les mots d’un Corse qui aimait parcourir l’Europe.
Quant au syndrome de la ligne Maginot, on sait combien elle désarma et congela l’esprit des stratèges français pour les mener dans l’impasse opérationnelle en 1940.
10/10. En 2023, le temps d’une réflexion sincère et hardie, poussée et puissante est venu.
Je suis absolument persuadé que certains stations se maintiendront mais pour des raisons bien précises : ce seront celles qui auront mis sincèrement leur communication au service d’une stratégie claire, honnête et avant-gardiste.
Il n’existe aucune formule miracle, autre que celle de former un collectif entreprenant, de se retrousser les manches, de suer, de se poser les questions les plus gênantes et de pousser les réflexions dans leurs derniers retranchements.
La récompense pourrait bien être de taille : la pérenisation et la prospérité.
Pour commencer, osons un petit pas arrière et désapprenons le petit mensonge qu’on s’est fait : la montagne n’est pas un produit hebdomadaire, mais un lieu de vie depuis des millénaires !
Là, je crois qu’on tient le début de notre histoire.
Séverin Duc (LinkedIn)
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Carlo Linati, Passeggiate lariane, Milan, Il Polifilo, 2009 [1ère éd. 1939], p. 115 : "Metà marzo. L’indeclinabible bel tempo ha durato in tutte queste settimane mi ha cacciato decisamente fuor di Milano con una voglia pazza di andar a zonzo per colli e greppi, di andar a salutar a casa sua, magari ancora intabarrata, qualche bella cima comasca. Con sacco e scarponi, ho preso un piroscafo della Lariana, e mi son cacciato alla fine su pel primo versante di un monte nel quale mi sono imbatutto dopo un’oretta di navigazione ; e ch’è risultato la montagne d’Argegno.”, puis p. 117 : “Tutte le fontanelle del paese son secche per la grande siccità. [...] Da quest'Alpe [...] il monte è brullo e scoperto come il dorso di un dromedario.” (traduction S. Duc).