Les Alpes suisses (5/5). Un avant-poste du progrès ?
[1800-2023] Depuis deux siècles, les Alpes ont occupé une place cruciale en Suisse comme ailleurs, entre idée de progrès, fabrique de l’État-Nation et domination de la nature.
Les Alpes suisses, une aventure entamée le 25 avril !
Au début de cette série, je vous avais proposé de “les connaître vraiment, par-delà les apparences”. En bref, de retourner la carte-postale, et d’y mettre du sien.
Le voyage a été plus long que prévu, car comprendre les Alpes suisses n’est pas une mince affaire, tant leur histoire et leur géographie sont complexes.
Les connaître vraiment, par-delà les apparences (équilibres géopolitiques entre Plateau suisse et montagnes).
Originalités locales et communauté de destin (balade géographique de massif en massif).
De remuants territoires des possibles (1200-1500).
La pente risquée de la modernité (1500-1800).
Aujourd’hui, aux êtres patients, je propose de conclure notre série en posant (et tentant de répondre) à la question suivante : les Alpes suisses, un avant-poste du progrès ?
1/12. De nos jours, le progrès sent un peu la naftaline… non parce qu’il est obsolète mais parce que ses idées ont gagné la partie. Présent partout, il n’a plus besoin de s’affirmer ni de claironner son combat.
Triomphant, le progrès nous lègue un monde certes riche mais illisible et instable, en surmenage et en sur-chauffe.
Ce faisant, parler des Alpes comme un “avant-poste du progrès”, c’est jouer sur la crête de l’ambiguïté. C’est réfléchir à une des contradictions structurant notre société.
Les futuristes italiens nous mettent sur la piste (ou plutôt mettent les pieds dans le plat), comme ici les Formes ascendantes du fantasque Gerardo Dottori en 1930.
2/12. Si on considère le “progrès” comme une chose “bonne”, être à son avant-poste suppose une adhésion à ses valeurs, à savoir la liberté humaine, la raison transformatrice du monde et la technique toute puissante.
En somme, l’esprit animé par l’idée de progrès serait radicalement tourné vers l’avenir et ses potentialités d’accroissement.
Défendre l’idée de progrès, c’est aussi, sans vraiment le dire, se positionner sur le front pionnier (sans cesse repoussé) de la civilisation.
Toutefois, de quelle “civilisation” parle-t-on ?
Sur quels critères la fonde-t-on ?
Que repousse-t-on au-delà du front pionnier ?
Quel est l’avenir de ce qui a été mis à l’heure du progrès ?
Surtout, comment imbriquer tout cela dans nos bien aimées Alpes suisses ?
3/12. En 1897, Joseph Conrad publiait à Londres une nouvelle intitulée Un Avant-Poste du Progrès (suivie de peu par Au cœur des ténèbres, matrice lointaine du film Apocalypse Now).
An Outpost of Progress mettait en scène la remontée du fleuve Congo par trois hommes, deux hommes blancs et un homme noir.
En suivant le périple de Kayerts, Carlier et Makola, Conrad exposait les fissures morales de la prétendue grandeur de l'expansion européenne.
4/12. Remonter le fleuve du progrès, c’est aussi remonter sa pente, refaire le chemin vers ses sources étranges autant que se diriger vers un monde effroyablement chatoyant.
Dans les Alpes, nous sommes les enfants du progrès, dans toutes ses contradictions. Dans les montagnes suisses, qu’on soit conservateur, libéral, vert ou socialiste, on émarge au registre du progrès.
Enfants de sa candeur et de son énergie, de ses idées heureuses et de ses transformations fondamentales.
Enfants aussi de sa trop grande confiance en soi, de son refus de négocier, de sa certitude que la Raison a raison, et que le Vivant exploité est la monnaie du confort légitime de l’humanité.
5/12. En 1975, l’écrivain valaisan Maurice Chappaz publiait un livre étonnant en compagnie d’Arnold Niederer : Lötschental secret1.
A la fin de l’ouvrage, ils se posaient ensemble “la question du progrès” dans le Lötschental, vallée traditionnelle du Haut-Valais ouverte brutalement à la modernité.
6/12. Il faut prendre le temps de lire deux répliques tirées de leur échange, tant elles sont encore d’actualité dans l’Arc alpin2.
7/12. Arnold Niederer ouvre le dialogue :
“La communauté dégringole. Car les citoyens ne sont plus autant liés aux services de la communauté. Et les fonctions n’ont plus la même valeur. Les personnes les plus estimées autrefois étaient celles qui se dévouaient aux charges publiques […]. On ne rencontrait pas seulement une ambition mais une vocation sociale”.
8/12. Maurice Chappaz lui répond avec la verve d’un local révolté.
De son analyse fine, on retiendra la subordination du bien commun et de la collectivité aux intérêts de puissants réseaux privés appuyés sur des intermédiaires locaux. Chappaz les appelle les “notables-entrepreneurs” :
“J’ai l’impression d’une maffia. Les postes politiques sont contrôlés par les tenants de la spéculation et d’une économie dite en expansion. Les promoteurs dictent, on efface lois et règlements”.
“L’abus devient la règle. Le tourisme industriel est une colonisation”.
“Par exemple, une bourgeoisie (l’assemblée des citoyens originaires de l’endroit) bien manœuvrée par l’hôtelier, qui sera parfois le président de cette bourgeoisie ou de cette commune, prend en charge le téléphérique inrentable, mais qui est un indispensable instrument de spéculation hôtelière, les terrains choisis changent soudain d’affectation et se vendent, la collectivité s’engage dans les routes, les infrastructures, s’endette au profit de notables-entrepreneurs. La pollution n’est pas payée par les intéressés directs et la bande des profiteurs. Aussi les services deviennent écrasants”.
“Tout est légal ou presque et tout se passe comme dans une faillite frauduleuse. Mais le réseau d’intérêts privés couvre la fonction publique et une information dirigée ou acquise à la maffia répand la vérité ou le mensonge officiel”.
“A l’ancienne solidarité pour la survie se substitue une sorte d’interdépendance qui assujettit chacun à l’agent d’affaires en tête et qui, lui, avec ses complices, prend toujours une marge suffisante face à l’inflation provoquée”.
“Pendant ce temps, que devient la culture ?”
9/12. Comment en est-on arrivé là ?
Comme souvent, pour comprendre notre époque, il faut faire un crochet par le XIXe siècle. Succédant à un Ancien régime ronronnant qui vénérait la naissance, une nouvelle forme politico-économique fait irruption au XIXe siècle.
Celle-ci rend un culte fervent à la puissance.
Dans tout l’arc alpin, on assiste à l’avènement de la révolution industrielle et de son archange : l’État-nation militarisé et piloté par une bourgeoisie optimiste et conquérante. Disons-le sans ambages, cet outil politique est taillé à la mesure des moyens conférés par le progrès technique.
Dans l’Europe du progrès (donc des usines en expansion et des armées bien équipées), l’heure n’est plus au jardinage de la copropriété européenne mais aux unifications nationales concurrentes… et à leur projection outre-mer.
Sauf en Suisse, où l’on arrondit sa pelote avec l’adjonction des cantons romands à la geste helvétique.
10/12. Cela ne suffit pas, car quiconque ne dispose pas d’un gouvernement central (donc d’une armée puissante) est voué à la provincialisation. Pour défendre leur neutralité, les cantons suisses ont donc fondé en 1848 la Confédération helvétique.
Toutefois, entre libéraux et radicaux, deux questions demeuraient en suspend.
11/12. D’une part, la Confédération helvétique avait-elle pour fonction de prendre en charge elle-même la modernisation de la Suisse ou simplement de protéger la libre concurrence industrielle ?
D’autre part, la puissance de l’État-nation (et de ses élites économiques) devait-elle s’exprimer dans la profondeur du territoire suisse ou bien se projeter dans l’aventure coloniale ?
Encore largement épargné par le capitalisme industriel, l’espace alpin va offrir une réponse unifiée à ces questions contradictoires.
12/12. En 1885, tandis que les grandes puissances européennes se partagent l’Afrique à Berlin, et que la France trace des lignes de chemin de fer en Algérie, la Suisse, dépourvue de colonies, trace ses voies ferrées.
Elle le fait là où aucun autre pays de montagne n’a jamais osé le faire.
Elle le fait aussi loin qu’elle le peut, c’est-à-dire le plus haut possible, à plus de 3000 m. Elle visa même, sans les atteindre, les sommets du Cervin (4478 m) et de la Jungfrau (4158 m).
Moyennant des appels du pied du secteur bancaire/ferroviaire (le capitalisme de la deuxième révolution industrielle), la Confédération délivre autorisation sur autorisation pour aménager les Alpes.
Le XXe siècle et son tourisme de masse étaient sur de bons rails.
De nos jours, on demeure toujours un peu ébaubi face à la densité ferroviaire des Alpes suisses et, plus généralement, devant son formidable développement.
Toutefois, on a oublié le soubassement idéologique qui poussa la Suisse urbaine et industrielle à conquérir les hautes-terres : tout d’abord par le fer et le ballast, les motrices et le charbon, plus tard par l’électricité, le pétrole et le béton.
L’ardente conquête des hautes-terres suisses ressemble, à s’y méprendre, à une compensation coloniale.
En d’autres termes, osons cette double question : les Alpes n’ont-elles pas été les Indes de la Confédération, et… ne le sont-elles pas encore un peu ?
Séverin Duc (CV).
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Je remercie Barbara et Daniel Pfenniger pour la découverte de l’ouvrage.
“La question du progrès : un entretien avec le professeur Arnold Niederer”, dans Maurice Chappaz, Lötschental secret. Les photographies historiques d’Albert Nyfeler, Lausanne, Editions 24 Heures, 1975, p. 143-153.