Les Alpes suisses (4/5). Sur la Pente risquée de la modernité
[1500-1800] Des Alpes et de la Suisse, on ne voudrait retenir que le luxe, le calme et la volupté. Loin d'être des cartes-postales, elles ont été un espace-clé de la modernité européenne.
En cliquant sur le “petit cœur ” en tête de ce texte, vous donnez une petite impulsion supplémentaire à cette aventure qui me tient tant à cœur.
N’hésitez pas à transférer ce mail à un-e ami-e, c’est toujours un plaisir.
Quant au désabonnement, il est disponible en bas de ce mail. A aimer l'Histoire (notamment des Alpes), nul-le n'est contraint-e !
La fois dernière, dans Les Alpes suisses (3/5). De remuants territoires des possibles, nous avons replacé les Alpes suisses au cœur d’une politique de résistance aux Habsbourg (XIIIe-XIVe s.).
Ensuite, on a vu comment nos États alpins poursuivent une politique agressive de contrôle des cols et des routes commerciales italiennes (XVe-XVIe s.).
Aujourd’hui, nous arpenterons le segment suivant de notre longue route : celui qui traverse toute l’époque moderne, depuis les guerres d'Italie et les Réformes jusqu’au seuil de la Révolution française, plus ou moins de 1500 à 1800.
Voici donc des montagnes tout en contraste (comme nous les aimons).
1/12. Finistère d’un continent qui relie l’Atlantique au Pacifique, l’Europe a produit une histoire politique d’une densité extraordinaire. Tout se rencontre, se presse, se chevauche et se concurrence.
Née pour tenir tête à ses puissants voisins, la Confédération des VIII puis des XIII Cantons est une protestation tenace en faveur de sa liberté. A la fin du Moyen âge, ce système défensif porte des fruits inestimables : l’anéantissement de la puissance bourguignonne (1477) et la mise à distance des Habsbourg (1499).
2/12. “Pays allié” des Cantons, les Grisons apportent leur contribution à l’œuvre commune. A Calven, le 22 mai 1499, sous la bannière au bouquetin, ils infligent une sévère défaite aux menaçantes troupes tyroliennes.
Nous voici propulsés dans le Vinschgau/Val Venosta, au pied des cols de l’Umbrail (2503 m) et de l’Ofen (2149 m). Toujours et encore, l’histoire des Alpes suisses se fraie un passage sanglant par-delà les cols, jusqu’aux piémonts ennemis.
3/12. Les dangers aux frontières ne cessent de reconduire les logiques d’existence de la Confédération. Selon une intensité variable, les guerres européennes (et leurs règlements) fabriquent la Suisse telle qu’on la connaît.
Il y a tout d’abord une extension des pactes à cinq nouveaux cantons, mais elle ne concerne pas les Alpes (hormis Appenzell). De part et d’autre du canton d’Uri, le Valais et les Grisons demeurent indépendants. Ils sont simplement “Pays alliés de la Confédération” (ils sont au sud et en “blanc” sur la carte qui suit).
4/12. En 1499, pour son plus grand déplaisir, la Confédération découvre de nouveaux voisins au sud des Alpes : les Français ont pris le contrôle de la Lombardie.
Considérant le versant sud des Alpes centrales comme leur chasse gardée, les cantons sont des ennemis déclarés de la présence française en Italie. L’affrontement connaît son paroxysme en 1515. Homme de guerre et orfèvre bâlois, Urs Graf rapportera des dessins saisissants de l’écrasement des carrés suisses sur la plaine de Marignan.
5/12. Pour les adversaires de Marignan, la paix est une question de survie. C’est un rapprochement historique à bien des égards.
Étape 1. Faire la paix. En 1516, à Fribourg, les Cantons signent une paix perpétuelle avec François Ier.
Étape 2. Stabiliser les Alpes italo-suisses. Le roi reconnaît les conquêtes alpines des Confédérés (Val Blenio, Riviera et Bellinzona) et de leur allié grison (Bormio, Valteline et Chiavenna).
Étape 3. Unir ses forces. En 1521, à Lucerne, les Cantons concèdent au roi la quasi-exclusivité du marché suisse du mercenariat. Jusqu’au massacre des Tuileries (1792), cette chair à canon alpine outillera la politique européenne de la France.
6/12. Au même moment : patatras, c’est la Réforme protestante ! Les cités de Zurich et de Berne l’acceptent mais l’imposent violemment à certaines terres rurales, notamment dans l’Oberland bernois. Plus à l’est, les Grisons s’empêchent sagement la guerre civile en acceptant la coexistence confessionnelle.
En revanche, la grande majorité des vieux Cantons alpins (ainsi que le Valais) refusent d’abandonner leur ancienne foi. La guerre menace de désintégrer la Confédération. En 1531, Zurich (protestante) impose un blocus économique aux Cantons alpins (catholiques). Ils l’emportent à Kappel puis… on y fait la paix.
7/12. Tout semble revenir comme avant ? Eh bien non ! Au contraire, la Confédération a changé de visage.
Comment prêter serment devant Dieu et s’assister mutuellement (c’est cela une “confédération”) si on est ennemi de religion ? C’est quasiment impossible. Par conséquent, pour éviter de dissoudre la Confédération, il fallut accepter sa division confessionnelle et donc sa paralysie.
Les Diètes fédérales ne serviront plus à projeter des desseins expansionnistes, mais à trancher des litiges intérieurs. Le temps des Expéditions au sud des Alpes est révolu. Les frontières ne bougeront presque plus1.
8/12. Incapable de mener une politique extérieure unifiée, la Confédération ne participe pas à la Guerre de Trente ans (1618-1648). Quand l’Allemagne voisine perd 30% de sa population, la Suisse cueille les fruits de sa propre paralysie.
Dans les Alpes centrales, les Cantons catholiques se limitent à ouvrir leurs cols aux troupes espagnoles. En revanche, les Grisons sont durement touchés par la guerre : massacre des protestants de Valteline (1620) puis occupations française et espagnole (années 1630).
9/12. Après la paix européenne de 1648, les puissances européennes commencent à considérer la Confédération comme une “zone tampon” qui doit être épargné par la guerre2.
Si on veut se faire la guerre en Europe, il faut que la Suisse soit en paix. Certes les tensions restent vives (guerres intra-helvétiques de 1656 et 1712), mais on est loin des guerres sans fin des autres puissances, notamment de la France.
10/12. Le XVIIIe siècle, pour les Alpes suisses, est un tournant majeur. Territoires en paix, elles vont devenir un espace de fantasmes.
Comme souvent dans l’histoire de la montagne, les facteurs de rupture trouvent leur origine en contre-bas, du côté des élites urbaines.
Dans les villes suisses, mais aussi européennes (notamment anglaises), quelque chose bouillonne : croissance démographique, développement de l’industrie manufacturière, de la pensée libérale, des savoirs scientifiques, etc.
On s’invente alors un nouveau regard sur les Alpes : c’est l’invention même du “paysage”, sur trois plans, de l’humanité champêtre vers l’inaccessible pente.
11/12. Face aux défis que posent la civilisation moderne et ses bouillonnements, les élites européennes tournent leur regard impérial (et bientôt colonial) en direction des Alpes.
A partir de là, le savoir dominant va attribuer aux Alpes une fonction bien précise.
Envisagées (entre admiration et mépris) comme un monde sauvage épargné par la modernité, les Alpes sont sommées de devenir l’espace de repos et de délectation des élites épuisées par le monde moderne. C’est le tourisme de l’émerveillement ; ce sont aussi les premières “conquêtes” des sommets.
12/12. Objets d’un désir de domination, les Alpes sont sillonnées, décrites, cartographiées. Ce phénomène d’emprise ira en s’accroissant.
Aux siècles suivants, les élites suisses, françaises, italiennes et autrichiennes s’arrogeront le droit de dompter les Alpes, de les contrôler et de les exploiter… comme les outre-mers coloniaux.
Les Alpes, un avant-poste du progrès ?
Toutefois, ceci est déjà une autre histoire.
L’aménagement des Alpes, en particulier helvétiques, ce sera un des thèmes de notre article conclusif de la série Les Alpes suisses !
En attendant, portez-vous bien !
Back/Future. L’Histoire est notre Alliée !, c’est une newsletter intelligente et bien écrite, avec de belles images (disponible sur Substack). C’est aussi un podcast bien conduit, avec de chouettes musiques : Le Format K7 (disponible sur Substack, Spotify et Apple). On a même un orteil sur Instagram (pour le fun) !
“Si les Confédérés n’ont plus conquis de nouveaux territoires ni même eu une de politique extérieure commune, ce n'est pas parce que la défaite de Marignan leur a enseigné la modération ; c'est parce que le fossé était trop grand entre catholiques et protestants pour que leur alliance puisse défendre des positions communes dans un espace européen lui aussi profondément divisé." dans Thomas Maissen, Histoire de la Suisse, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2019, p. 105.
Thomas Maissen, Histoire de la Suisse, p. 129.
Chronique toujours aussi agréable à lire et regarder...