Stratégie alpine (3/4). Comment planifier dans un climat déréglé ?
Le dérèglement du climat n'est pas une variable de plus : il challenge toute stratégie robuste et prospère.
En cliquant sur le “petit cœur ” en tête de ce texte, vous donnez une petite impulsion supplémentaire à cette aventure qui me tient tant à cœur.
Aujourd’hui, dans les Alpes, beaucoup se posent la question suivante : “J’ai bien conscience du dérèglement climatique, mais comment je fais pour passer à l’action ?”
La question est centrale, cruciale, incontournable. Cependant, une action sans outillage robuste est vouée à l’auto-épuisement. D’autre part, au “je”, on doit préférer le ”nous”.
Parce que la connaissance collective est un outil fichtrement efficace, je vous propose aujourd’hui de répondre aux questions suivantes :
Quelles sont les principaux aspects du dérèglement climatique dans les Alpes ?
Quels sont les risques que fait porter ce dérèglement sur la vie collective en montagne ?
Avec certaines réponses en tête, on pourra la prochaine fois se fixer des buts raisonnables (sous forme d’objectifs collectifs) et des moyens possibles (notamment des formes d’organisation).
Bref, continuer d’élaborer notre stratégie.
Ce travail conclura notre série “Stratégie de montagne : le kit”, dont les deux premiers volets sont d’ores et déjà publiés (1/4 ; 2/4).
1/10. Dans les Alpes comme ailleurs, climat ou pas, les acteurs privés et publics mélangent un peu les notions de stratégie, d’opérationnel et de tactique.
Cette confusion est préjudiciable à plus d’un titre :
On confond la stratégie avec l’action, au risque d’avoir tellement peur qu’on bascule dans l’inaction.
On distingue difficilement les court, moyen et long termes.
La charge mentale et l’angoisse s’auto-alimentent réciproquement.
2/10. Pour y voir plus clair, rappelons que la stratégie est l’art de définir des buts et, à ces fins, d’allouer des moyens adaptés. Cela fait, on est à même de penser tout un réseau d’actions cohérentes. Coordonner et piloter ces actions, c’est le rôle de l’opérationnel. Enfin, il faut réaliser efficacement ces actions : c’est le rôle de la tactique.
Dépouillés de leur acception belliqueuse et verticale, puis augmentés des retours d’expérience sur le terrain, ces concepts sont particulièrement utiles pour penser l’action, la piloter et la mettre en oeuvre.
Avant de plonger, pourquoi ne pas prendre un bol d’air frais ?
3/10. Tout d’abord, que signifie le dérèglement climatique à l’échelle alpine ?
Pour y voir plus clair, on peut “découper” ce dérèglement en quatre phénomènes physiques (lesquels, dans les faits, forment un système) :
l’augmentation de la température.
l’accélération des changements induits par cette augmentation ;
l’intensification des événements hors-norme ;
la combinaison de ces événements extrêmes.
Le “découpage” de la complexité a des vertus. Autant le “Dérèglement Climatique” est un totem paralysant, autant notre cerveau entrevoit la lumière de l’action quand il peut “découper” la complexité du réel.
A ce titre, je suis convaincu que la raison collective sera la plus grande force de transformation de nos territoires.
4/10. Au préalable, commençons par rendre compte de l’augmentation de la température moyenne.
Dans les Alpes comme ailleurs, nous subissons les conséquences de l’effet de serre. L’accumulation de gaz à effet de serre est 50 fois plus rapide lors du dernier siècle qu’au cours des 5000 dernières années.
A horizon 2100 et au rythme actuel des émissions fossiles, l’objectif d’un réchauffement minimal de +1,5°C ne saurait être atteint. On se dirige plutôt vers une moyenne mondiale de +3°C. Et ce n’est qu’une moyenne, laquelle lisse nécessairement des extrêmes supérieurs et inférieurs qui ont déjà commencé à éreinter nos propres massifs alpins.
L’infographie qui suit indique l’augmentation de la température en Suisse entre 1880 et 2019. Ses auteurs nous disent que “au cours des 30 dernières années, sans exception, les températures ont été significativement supérieures au-dessus de la valeur moyenne des années 1961-1990”1.
5/10. L’augmentation de la température produit et accélère certains changements climatiques.
La Terre accumule plus d’énergie venant du Soleil qu’elle n’en perd. On appelle cela un “forçage radiatif”. Le réchauffement des 50 dernières années est le plus rapide des 2000 années passées2.
Parce que 91% de la chaleur accumulée est absorbée par les océans, ils se sont réchauffés à plus de 700 mètres de profondeur.
Or, notre système de précipitations des Alpes est directement corrélé au jeu des grandes masses océaniques. Ce qui se passe au large du Groenland ou des Açores nous concerne bien plus qu’on ne le pense. Il reste à savoir de quelle manière nous sommes concernés par le “déséquilibre énergétique de la Terre”.
6/10. La glace et la neige s’accumulent plus difficilement et fondent de plus en plus vite.
Entre 2010 et 2020, les glaciers de montagne ont perdu environ 3000 milliards de tonne de masse, soit 3 fois plus qu’entre 2000 et 2010.
Or, plus une surface est blanche, plus elle renvoie la lumière et moins elle se charge de chaleur. On dit alors que son “albédo” est élevé. Ainsi, pendant longtemps, la calotte glaciaire, nos glaciers et notre neige hivernale en ont bénéficié.
Avec le réchauffement, leur albédo baisse car les glaciers sont attaqués durement par la chaleur. La roche est mise à nue et, plus foncée, elle capte plus de chaleur. Quant à la neige, elle fond d’autant plus rapidement qu’elle tombe sur une terre qui a emmagasiné de la chaleur.
On l’a vu l’hiver dernier, du fait de la chaleur conjuguée du sol et de l’air, la fonte des neiges peut s’enclencher partiellement dès l’hiver. La saison de ski est mécaniquement “abîmée” par la chaleur tandis que le “stockage” printanier de l’eau sous forme de neige est liquidé avant même les forts besoins agricoles et touristiques de l’été.
7/10. Jusqu’alors tempérées, nos Alpes pourraient en outre subir des extrêmes climatiques dans la durée.
Citons l’hiver.
Après avoir été réchauffé excessivement par l'été, le pôle Nord pourrait manquer de “force” en hiver pour retenir les événements de froid qu’il continuera de produire. Inversement, si le froid polaire n’était pas au rendez-vous et parce que l’air chaud retient plus de vapeur d’eau, le redoux pourrait augurer d’inondations massives au cœur de l’hiver alpin.
8/10. Enfin, des événements extrêmes pourraient se combiner entre eux.
Considérons l’été alpin.
Celui-ci pourrait être le théâtre de combinaisons/successions rapprochées de vagues de chaleurs, de sécheresses et d’inondations de plus en plus éreintantes :
“L’augmentation du nombre de ces événements élève la probabilité qu’ils surviennent simultanément”. Ce peuvent être “une sécheresse et une vague de chaleur, des incendies déclenchés par le trio chaleur, sécheresse et vents forts, ou une inondation provoquée par la convergence d’une tempête, de précipitations intenses et d’une crue”3.
9/10. Dans nos montagnes, si elles se succèdent rapidement, les tempêtes de froid, le redoux, les vagues de chaleur et les crues pourraient être dévastatrices pour les habitats, les populations, les animaux, les infrastructures et les cultures.
En outre, ces phénomènes extrêmes pourraient fragiliser des pans entiers de montagne, menaçant en contrebas de nombreux villages et les infrastructures qui les alimente.
Parfois, une vidéo vaut mieux qu’un long discours. En août dernier, le Lötschental (Haut-Valais) a connu un épisode pluvieux assez brutal.
10/10. Aucun décideur (public ou privé) ne devrait gérer seul ce type de catastrophe. En certains lieux, des États-majors locaux et permanents ont déjà été mis en place, comme dans le district d’Entremont (Valais)4. La fois prochaine, on en parlera plus précisément.
C’est précisément sur ce point que Back/Future souhaitera réfléchir : comment extraire les décideurs de l’isolement et constituer des collectifs à l’échelon local pour préparer le premier choc, le dépasser et être suffisamment robuste pour encaisser le deuxième ?
Ajoutons que, si certaines catastrophes se succèdent dans les Alpes, rien ne dit que les plaines suisses et françaises ne seront pas touchées au même moment. Qui nous dit que Berne et Paris ne feront pas des choix prioritaires en faveur des villes ?
Quand le stratège arrive sur les rives de la fiction politique, c’est qu’il a bien fait son travail. Pour lui, il est temps - comme disent les Italiens - de “tirare le somme”. Bref, de conclure (pour mieux reprendre ensuite de la hauteur).
Le dérèglement climatique dans les Alpes sera de plus en plus fonction de quatre dynamiques corrélées : l’augmentation, l’accélération, l’intensification et la combinaison de certains phénomènes.
La fois prochaine offrira des réponses sous forme d’actions possibles. Nous démontrerons que les territoires alpins les plus robustes et prospères (!) seront ceux qui articuleront consensus de la population autour d’une stratégie locale, commandement opérationnel professionnalisé et modes d’actions collectifs.
En attendant, portez-vous bien.
Séverin Duc
Docteur en histoire, auteur et conférencier sur les Alpes.
CV :
https://www.linkedin.com/in/severin-duc/
Contact : severin.duc@backfuture.fr
Back/Future. L’Histoire est notre Alliée !, c’est une newsletter intelligente et bien écrite, avec de belles images (disponible sur Substack). C’est aussi un podcast bien conduit, avec de chouettes musiques : Le Format K7 (disponible sur Substack, Spotify et Apple). On a même un orteil sur Instagram (pour le fun) !
Lana Bragin, Stefan Spiegel, Tobias Weber et Björn Köcher, Book of the Alps, Marmota Maps, 2021, p. 85-86.
Sylvestre Huet, Le GIEC. Urgence Climat, Jean Jouzel (préface), Paris, Tallandier, 2023, p. 62.
Idem.
A ce titre, je remercie Joachim Rausis, président d’Orsières, de m’avoir transmis l’information.