Stratégie alpine (2/4). Connaissance du changement ou contrôle de la montagne ?
La montagne est en changement constant. Prenons cette idée au sérieux et mettons-là au service d'une stratégie alpine pérenne et prospère, donc vivable et durable !
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Parfois (et moi le premier), on tourne en rond, non par stupidité, mais parce qu’on veut résoudre un problème avec la mauvaise équation.
Que voyez-vous sur la photo ci-dessus ? Mille fois un paysage de montagne, sans doute ? Iconique, qui plus est. L’émotion est à son comble. C’est normal : l’Alpstein est renversant de beauté !
Il est très tentant de “raconter une histoire”. Pour une fois, ne cédons pas à cette délicieuse tentation. Gardons précieusement l’émotion en nous et tentons de raison garder.
A ce titre, j’aime bien les mots du physicien Carlo Rovelli (qui nous accompagnera tout au long de cet article) : la raison est “un instrument, une pince. Que nous utilisons pour manier une matière faite de feu et de glace : quelque chose que nous percevons comme des émotions vivantes et brûlantes”1.
Alors respirons tranquillement et recalibrons notre télémètre en direction des enjeux alpins. Puis, prenons notre part et questionnons nos rapports aux temps.
Une nouvelle fois, osons changer de point de vue.
1/11. Dans les Alpes, au regard des changements exponentiels (en cours et à venir), l’heure est aux stratégies de montagne.
Par “stratégie de montagne”, j’entends “allocation réfléchie de ressources en fonction de la complexité du milieu montagnard et en direction d’objectifs cohérents”.
Une “stratégie de montagne” ne doit pas être confondue avec un “projet pour la montagne”, encore moins avec la “gestion opérationnelle d’un capital constitué à la montagne”.
2/11. En montagne, nous devons réapprendre à penser à partir des données fournies par le milieu : une durée géologique stupéfiante et chaotique, une quantité de matière fabuleuse mais instable, enfin une répartition des populations pour le moins complexe.
Aujourd’hui, ma démonstration ne consistera pas à montrer qu’elles sont très vieilles et qu’il y a des traces de dinosaures dans nos montagnes. Toutefois, je ne résiste pas à cette photo :-) Veuillez noter l’étonnant couvre-chef de notre ami.
Un abonnement d’un an offert à celui ou celle qui en trouvera la raison et l’indiquera en commentaires ! Back/Future use de toutes les ficelles pour pousser au clic !
3/11. Reprenons, si vous le voulez bien.
Grand nombre d’arpenteurs de la montagne conçoivent leur rapport au temps et à l’espace de manière linéaire et utilitariste :
“Si je veux et peux aller de Chambéry à Tignes, peu importe la pente ou la météo, j'irai. Je reviendrai à Chambéry pour 20h.
“Les virages avalés seront la seule concession physique à la dimension montagnarde de mon périple (surtout vers la fin d’ailleurs, car la route est quasi droite de Chambéry au lac du Chevril, sauf à hauteur de Sainte-Foy-en Tarentaise). Si c’est l’été, j’aurai le dos un peu mouillé.
“Je mesurerai l’espace-temps avalé en litres d’essence écoulés et en péages d’autoroute acquittés.
“Toutefois, à quel moment, aurai-je joué le jeu du milieu montagnard ? Mon rapport à la montagne aura été fonction de l’énergie dépensée pour la parcourir et la dominer.”
4/11. On pourrait appliquer ce raisonnement à la construction touristique en altitude. La question ne sera pas de savoir si je suis en puissance de pouvoir construire tel nouvel hôtel, mais de savoir combien d’énergie (c’est-à-dire de litres de pétrole) il me faudra pour en creuser les fondations puis en édifier la structure.
En retour, ma vie bonne et prospère en montagne sera fonction de ma capacité à financer la démultiplication de ma puissance contre la résistance offerte par la montagne.
Un bonheur qui se danse à quatre temps.
5/11. Descendons un instant de notre engin de chantier.
Prenons nos jumelles et observons un chamois faire : ce rien de trop, juste ce qu’il faut.
On constatera que ce “rien de trop” est fabuleusement hardi et, somme toute, totalement fascinant. Il ne brise pas les rochers ; pourtant on l’admirerait jusqu’à la fin des temps.
Pourquoi ?
6/11. Le chamois semble évoluer dans la structure unifiée des quatre dimensions de la montagne : en permanence, son œil et son sabot jaugent ensemble la hauteur, la largeur, la profondeur et le temps de son action.
Profond connaisseur de son milieu de vie, le chamois est une formidable machine à calculer les probabilités de succès à partir des possibilités offertes par le terrain et ses capacités propres (notamment un cœur 1/3 plus grand que celui d’un humain et un taux d’hématocrite qui ferait tomber un cycliste pour dopage).
Aussi peut-on dire que le chamois est un animal de montagne, et non un animal à la montagne. Son expérience de la réalité se love dans ce qu’on peut appeler le milieu montagnard. On pourrait même se demander s’il n’est pas un élément du milieu même.
Et cet apprentissage se produit dès le plus jeune âge.
7/11. De même qu’il y a des animaux de montagne, peut-on dire qu’il y a stratèges de montagne, et qu’il ne faut pas les confondre avec les leaders qui exercent à la montagne ?
Ces derniers me donnent l’impression qu’ils pourraient agir dans un tout autre milieu, sans qu’ils estiment nécessaire de changer d’approche et de modes d’action. Leur montagne à eux ressemble à une chose statique, une matière dotée de propriétés plus ou moins contrôlables, donc modelables ad libidum.
Autant dire que les configurations particulières du milieu montagnard se dissolvent dans la brume de leurs approximations.
On se doit de faire mieux.
8/11. Comme toute parcelle d’univers, la montagne est en mouvement constant.
Selon Carlo Rovelli, “le monde ne ressemble pas à un régiment qui avance au rythme d’un commandant. C’est un réseau d’événements qui s’influencent mutuellement”2.
Pour en rendre compte, partons d’un exemple concret que je connais bien : la Haute-Tarentaise. A situation à peu près équivalente, on aurait aussi pu tenter la chose avec Vipiteno/Sterzing dans le Haut-Adige/Süd Tirol, Briançon dans les Hautes-Alpes ou Davos dans les Grisons, mais place à Bourg-Saint-Maurice, en Savoie.
9/11. Commençons simplement.
Si je dis que le barrage hydroélectrique de Tignes (le lac du Chevril) a été achevé en 1953 et que cette construction est toujours active en 2023, je ne perds pas mon public.
Si je veux connecter cette histoire fortement liée à EDF à celle de la station de ski de Tignes (lot de consolation au village englouti par le barrage), et qui a fini par raccorder ses pentes adjacentes à celles du glacier de la Grande Motte, j’ajoute trois nouveaux événements au moins !
10/11. Si je commence à me demander d’où viennent ces touristes qui skient à Tignes, ma démonstration fait un saut supplémentaire.
Elle commence à tourbillonner si j’émets l’hypothèse qu’ils sont venus en voiture ou en bus depuis Bourg-Saint-Maurice, verrou du col du Petit-Saint-Bernard… depuis 2000 ans et gare routière depuis… 1914.
Que dire si j’ajoute que certains des skieurs sont partis la veille de Londres et qu’ils auraient pu tout aussi bien, dès leur descente du train, prendre le funiculaire qui monte aux Arcs depuis 1974 ?
Pour parachever le tout, comment fais-je pour intégrer la structure foncière et les déplacements humains consacrés aux inalpes et aux désalpes des troupeaux de vaches (une pratique pluri-séculaire) ?
11/11. Si je suis stratège, comment fais-je pour rassembler, sans compression ni réduction, ces événements et les rendre “palpables” dans le présent vécu et les défis à venir d’une commune de montagne ?
La complexité fuse de tout part ; les temps et les distances, donc les vitesses, s’entrechoquent sans hiérarchie aucune ! Comment puis-je procéder pour rendre compte de ces paramètres sans en nier aucun ?
Il y a de quoi devenir fou tant la complexité devient paralysante !
C’est pourquoi nous proposons de faire une petite pause :)
La semaine prochaine, on continuera notre effort d’investigation. Je vous proposerai des éléments de réponses et certaines solutions autant que… de nouvelles questions !
Le tout nous permettra d’outiller encore un peu plus notre kit ”Stratégie de montagne” :-)
En attendant, portez-vous bien,
Séverin Duc
Docteur en histoire, auteur et conférencier sur les Alpes.
CV : https://www.linkedin.com/in/severin-duc/
Contact : severin.duc@backfuture.fr
Back/Future. L’Histoire est notre Alliée !, c’est une newsletter intelligente et bien écrite, avec de belles images (disponible sur Substack). C’est aussi un podcast bien conduit, avec de chouettes musiques : Le Format K7 (disponible sur Substack, Spotify et Apple). On a même un orteil sur Instagram (pour le fun) !
Carlo Rovelli, L’ordre du temps, Paris, Champs Sciences, 2019, p. 238.
Ibid., p. 28.
Le dinosaure a un casque pour se protéger des chutes de pierres car nos montagnes bouges et s'effondrent ??
Le dinosaure a un casque car c’est une statue placée au début d’une attraction type tyrolienne / parcours aventure ?