Former un cristal de masse (ou comment faire œuvre commune en montagne)
L'Alpe comme culture commune (3/3). Aujourd’hui, je vous propose l'ultime livraison de 2024, pour saluer les énergies de l'année qui s'achève et comme encouragement ému pour celles à venir.
Auteur de
Les Alpes du Futur (disponible ici aux Editions inverse), je suis fermement convaincu que l'expérience historique est un formidable outil au service des territoires alpins.
Mon CV est ici et
mes offres de conférence et de conseil sont de ce côté-là :-) Pour en discuter, n'hésitez pas à m'écrire à l'adresse suivante :
severin.duc@backfuture.fr
1/14. Aujourd’hui, j’ouvre le dernier volet de la série “L’Alpe comme culture commune”, à la manière d’un dernier regard offert en 2024, et une proposition émue pour l’année à venir.
Dans le premier volet, j’avais imaginé que le silence et la solitude (le lien est ici) étaient un des soubassements essentiels de notre rapport à la montagne. On se devait de profiter d’un milieu naturel plus large et d’une maille sociale plus lâche pour tisser notre autonomie de pensée.
2/14. Cependant, la solitude n’est pas un isolement. C’est en “faisant quelque chose” que notre autonomie prend tout son sens. C’est pourquoi, dans un deuxième volet (le lien est ici), j’ai montré que, pour faire avancer les choses dans les Alpes, “faire par soi-même” était le meilleur moyen de “faire avancer les choses”.
J’ai voulu démontrer qu’en montagne (territoire où l’intervention publique ou des grandes groupes est souvent lointaine), il faut bien que quelqu’un commence par faire quelque chose quelque part…
J’avais laissé le deuxième article entrebaillé. Il ouvrait à un phénomène qui méritait un plein article : les phénomènes collectifs engendrés par le “faire par soi-même”. C’est le thème du dernier article de l’année :-)
3/14. Ce sera aussi le dernier élément qui viendra nourrir le deuxième volume des Alpes du futur. Déjà !
Cela fait, il faudra commencer à réfléchir au volume 3 qui conclura la trilogie. Je pense déjà à des thèmes forts comme les femmes en montagne, l’agriculture des hautes-terres, et… une série spéciale consacrée au canton des Grisons.
Bien-sûr, le premier volume est toujours disponible aux Éditions inverse :-)
4/14. En attendant, revenons à notre article consacré à la force des collectifs en montagne. Commençons par dire ce qu’il ne sera pas, à savoir un itinéraire paresseux qui consisterait à mesurer les avantages comparatifs de ladite “intelligence collective”.
Là, on reprendrait la vieille (et usée) distinction entre individu et collectif, sur laquelle plane toujours une alternative (jugeante et à courte vue) entre droite et gauche. Or, une pétition de principe voire un postulat binaire ne sauraient déboucher sur des solutions intelligentes.
D’ailleurs, c’est quoi un collectif ? Lancer une entreprise à 3 comme participer à une association de 350 membres, c’est participer à deux projets collectifs, mais parle-t-on encore de la même chose ?
5/14. On doit affiner la lunette car le mot “collectif” change de sens en même temps que les effectifs grandissent.
Aujourd’hui, on va essayer d’ouvrir une autre voie, à la fois moins fréquente et plus facilement transposable dans le réel.
Je réfléchirai aux petits groupes en action en montagne.
6/14. Mais grand dieu, je ne reprendrai pas la métaphore de la cordée. La montagne vivante et habitée ne se vit pas en file indienne, monitorée sur Strava et publiée sur Instagram. La cordée comme métaphore du collectif est un fantasme d’urbain qui n’a jamais vécu en montagne.
Pour les non-montagnards, les hautes-terres ressemblent trop souvent à des surfaces verticales dédiées à l’exploit (du bas vers le haut, ou du haut vers le bas). D’ailleurs, les rayons de librairies confondent souvent les thème de la montagne avec le sous-thème de l’alpinisme.
Bien que les alpinistes nourrissent merveilleusement la culture commune des Alpins, le vocabulaire de l’alpinisme n’est sans doute pas le meilleur outil pour rendre compte de la vie en montagne à l’année. La grimpe est une pratique beaucoup trop récente et trop marginale pour englober et rendre compte de l’épaisseur historique et géographique de la vie communautaire en montagne… qui se compte en milliers de mètres et d’années.
7/14. Par contraste, à l’année, la vie en montagne est surtout une affaire de replat. Autrement dit, vivre en montagne combine des approches ingénieuses pour s’affranchir des contraintes du relief. Là, “sur un versant de vallée, de montagne”, on retrouve une “zone presque plane située entre deux pentes abruptes”1.
Un replat, donc.
Les Walser ne s’y sont pas trompés en s’installant sur des replats. On retrouve leurs habitats face à la lumière du sud, au pied d’un versant ou sur un promontoire, comme ici à Sparru (1800 m), hameau de Jungu, dans la vallée de Sankt-Niklaus (qui mène à Zermatt, VS).
8/14. La montagne à l’année trouve son énergétique dans les ruptures de pente, c’est-à-dire qu’elle dessine une navigation entre le replat ensoleillé et la pente usante. C’est dans cet univers que les petits collectifs sont les plus efficaces.
Pour moi, c’est à Jungu ou Sparru que l’individu, le duo ou le trio prennent tout leur sens, et que la cordée, elle, n’en a pas. Ce qui est clé, à mon avis, en montagne, ce n’est pas la ligne, le commandement et le calcul du risque mais le ratio entre objectifs utiles à la communauté, moyens disponibles des individus et contraintes existantes du milieu.
9/14. Revenons à nos duos et trios.
De prime abord, ces termes désignent les partitions musicales unissant les possibilités de deux ou trois instruments. Par métonymie, ils renvoient aux collectifs de musiciens eux-même. Enfin, par extension, un duo ou un trio sont des collectifs composé de deux ou trois individus.
J’aime la métaphore musicale car l’œuvre commune part des compétences complémentaires que ses membres partagent. Dans le même temps, c’est la fin collective qui donne son sens à leur engagement.
10/14. Imaginons que trois personnes dans les Grisons italophones veuillent faire connaître les ressources naturelles et les richesses humaines des hautes terres habitées.
Comment s’y prendront-ils ?
On commencera par nouer une alliance entre des désirs individuels. C’est pourquoi deux seront grisons ; un troisième sera savoyard. On comptera un guide de haute-montagne, un avocat et un historien.
Ils se comprendront bien-sûr parce qu’ils parleront italien mais aussi et surtout parce qu’ils partageront la même langue de la montagne.
11/14. Grands connaisseurs des hautes-terres, par les yeux, les pieds, les mains et les livres, amoureux de leurs terres d’en-haut, respectueux des vivants et des morts, ils sauront que les contraintes locales ont produit un monde original dont il faut savoir parler de manière précautionneuse, intelligente, mais aussi ambitieuse.
Pour en prendre soin, chacun prendra sa part et apportera son regard, ses attentes, ses connaissances, ses compétences, ses rêves et son énergie.
12/14. Ils formeront ce qu’Elias Canetti appela des “cristaux de masse”2, c’est-à-dire de “petits groupes rigides d’hommes, nettement délimités et persistants”, un de ces groupes réduits qui, par leur cohésion interne et par leur énergie, donnent vie à des idées et mettent en mouvement des collectifs plus larges.
À trois, l’énergie se communiquera plus facilement car la responsabilité individuelle prévaut plus facilement dans les petits collectifs. La complexité sera moins élevée que dans les grands groupes, et la capacité de réalisation se limitera, comme toujours en montagne, aux forces disponibles.
Le trio passera donc à l’action de manière plus efficace. Flexible, il sera plus agile pour exploiter ses ressources de manière optimale.
13/14. À partir des territoires qui disposent encore d’une gestion collective des biens communs (les communes patriziali), ils imagineront comment la notion de “bien commun” pourrait aider à tisser une expérience sensible et respectueuse du territoire.
Parce qu’ils partagent une expérience concrète de la montagne humanisée, ils sauront que le dérèglement climatique sera le grand personnage du XXIe siècle alpin. Il faudra faire avec et trouver ses solutions pour éviter une cohabitation trop rugueuse.
Par conséquent, ils feront en sorte de tracer des itinéraires pédestres propices à une meilleure connaissance des alpages d’aujourd’hui. Ils s’attèleront à aider le randonneur à comprendre l’histoire montagnarde de l’eau. Ce dernier devra aussi prendre conscience de l’adaptation difficile de la flore et des forêts.
14/14. Une sorte de mise en abîme se produira entre un trio qui œuvrera en commun au service du bien commun… en valorisant les biens communs.
Le projet même de “sentiers alpins” comme “expériences sensibles du bien commun”, se nourrira de rencontres et d’alliances avec d’autres territoires, d’autres individus, duos, trios, voire des communautés.
Traceuse de sentiers, et narratrice de la montagne par ses biens communs, cette petite communauté de destin commencera à travailler dans un territoire italophone des Grisons, puis son projet pourra s’offrir à des terres romanches ou germanophones…
Et ainsi de suite, ensemble, ils affronteront la pente… pour unir les replats entre eux.
Au soir de cet article, je voulais faire un bilan de l’année écoulée, mais j’ai déjà trop parlé. On fera cela la prochaine fois. Et puis, à tête reposée, on en profitera pour réfléchir à l’année à venir.
En attendant, portez-vous bien et, naturellement, passez une merveilleuse fin d’année.
On se retrouve de l’autre côté de la crête. En tout cas, j’y serai.
Séverin Duc
Auteur de
Les Alpes du Futur (disponible ici aux Editions inverse), je suis fermement convaincu que l'expérience historique est un formidable outil au service des territoires alpins.
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severin.duc@backfuture.fr
“Replat”, Dictionnaire de l’Académie française, en ligne.
Elias Canetti, Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966 [1ère éd. 1960], p. 76.