Snowball. Warren Buffett dans les Alpes
L'histoire des Alpes n'est pas la seule bonne conseillère : l'histoire des entreprises est riche en enseignements. Écoutons ce qu'un entrepreneur de 95 ans peut nous dire de précieux.
💡📚 Docteur en histoire, je suis l’auteur de plusieurs livres dont la trilogie en cours Les Alpes du Futur (disponibles aux Éditions Inverse).
🏔️🚀 L’expérience historique est l’un des moteurs les plus puissants des Alpes, de l’innovation et de l’intelligence territoriale.
🎙️🛠️ Je promeus cette conviction forte dans mes écrits, mes conférences et mes missions de conseil.
🇨🇭❤️🇫🇷 Mes offres sont sur mon site, et mon CV sur Linkedin. Pour en discuter, n’hésitez pas à m’écrire à l’adresse suivante : severin.duc@backfuture.frDans The Essays of Warren Buffett. Lessons for Corporate America, Lawrence A. Cunningham consacre un développement lumineux aux “Anxieties of Closing Plants”1. L’auteur rappelle l’anxiété ressentie par Buffett pendant deux décennies (de 1965 à 1985) à cause du risque de fermeture de ses usines textiles.
Avant de devenir un conglomérat diversifié pesant 1000 milliards de dollars à la bourse de New York, Berkshire Hathaway (la holding actuelle de Warren Buffett) était une entreprise textile vivotante de la Côte Est américaine rachetée en 1965. The Complete Financial History of Berkshire Hathaway, travail phénoménal mené par Adam J. Mead, nous permet d’y voir plus clair2.
Allez, hop, franchissons l’Atlantique… et osons changer de point de vue. Depuis Omaha, Nebraska, c’est le livre d’une grande histoire que je vous propose d’ouvrir. Les leçons sont là ; il suffit de vouloir les apprendre :-)
1/15. Dans les années 1960, le secteur textile était déjà entré dans une crise structurelle. C’est pourquoi vendre Berkshire Hathaway était tout simplement impossible, à moins de brader son capital fixe et repartir de zéro.
L’entreprise de Buffett luttait (bravement) contre un Sud rémunérant faiblement ses employés et une concurrence mondiale croissante. Non seulement elle employait un capital élevé qui produisait une marge aussi faible qu’aléatoire, mais les fusions, quant à elles, n’aboutissaient qu’à créer de l’inefficience à plus grande échelle encore.
Bref, ça n’allait pas fort sur la Côte Est.
2/15. Les nuits de Warren étaient courtes. En dépit de l’excellence du management de Ken Chace, directeur des opérations textiles, et du travail acharné de ses ouvriers qualifiés, de plus en plus d’unités devaient être mises au chômage technique voire même fermées. Ce fut le cas de l’usine-fleuron King Philip D de Rhodes Island.
L’année 1967 fut un tournant pour Buffett : Berkshire Hathaway avait réalisé une bonne année. Plutôt que de réinvestir dans des machines à marge faible voire déficitaire, Buffett va se battre comme un beau diable et finalement briser la cloison qui emprisonne souvent les décideurs et les entrepreneurs.
Muni de fonds propres en poche, il démarche plusieurs banques et obtient un prêt pour racheter National Indemnity, une compagnie régionale d’assurance.
3/15. Au cours des années suivantes, moyennant ce même mix de fonds propres et d’emprunts, il rachète d’autres compagnies d’assurance, de petites banques et, enfin, constitue un pool diversifié d’entreprises américaines.
La subtilité de sa stratégie consiste à sélectionner des sociétés extrêmement bien dirigées et aux résultats remarquables, de conserver les équipes dirigeantes et leur mettre à disposition des liquidités qui leur manquent pour croître.
4/15. Finalement, les profits nouvellement générés permettent de planifier de nouvelles acquisitions de PME. Faute de mieux, la branche textile est maintenue sous assistance respiratoire grâce à la diversification de Buffett.
Son projet fit “snowball”, boule-de-neige : après avoir racheté plusieurs entreprises régionales (à 100%), il prit des parts minoritaires, via les marchés financiers, dans le capital de grandes compagnies américaines3. Finalement, en 2018, toujours via la Bourse, il racheta 10% des cinq principaux conglomérats japonais4.
5/15. Pourquoi un homme aussi avisé financièrement, aussi pertinent lorsqu’il s’agit d’allouer son capital, a mis 20 ans… oui 20 ans, pour mettre fin à ses activités textiles ?
Après avoir repris des arguments conservateurs émis dans son rapport annuel de 1978, il donne une réponse détaillée dans celui de 1985… et finalement impose un point de vue radical, en forme de déchirement.
Il rappelle tout d’abord que :
“nos entreprises textiles sont des employeurs très importants dans leurs communautés”.
“la direction a fait preuve d’une franchise totale en signalant les problèmes et d’une énergie débordante pour les résoudre”.
“les employés ont fait preuve d’un esprit de coopération et de compréhension face aux problèmes partagés”.
“l’entreprise devrait générer des rendements de trésorerie modestes en moyenne par rapport à l’investissement”.5
Les Alpes et l'intelligence artificielle, 17.10.2025
Interview de Séverin Duc par Alessandro Tini (Voci del Grigione Italiano). "L’intelligence artificielle, si elle est bien orientée, peut devenir un outil de valorisation de la qualité artisanale, de la traçabilité des produits et de la résilience économique et climatique."
6/15. Puis, Buffett bifurque et indique que sa prédiction d’un retour du rendement ne s’est pas confirmée : “les bénéfices attendus des investissements dans le textile étaient illusoires”. La mort dans l’âme, il annonce devoir devoir mettre fin à ses activités textiles.
Pour se justifier, il fait preuve d’une finesse pédagogique lumineuse :
“Prises individuellement, les décisions d’investissement en capital de chaque entreprise [concurrente du secteur textile] semblaient rentables et rationnelles ; vues collectivement, ces décisions se sont neutralisées les unes les autres et étaient irrationnelles (tout comme il arrive que chaque personne regardant un défilé décide qu’elle verra un peu mieux si elle se met sur la pointe des pieds).
Après chaque cycle d’investissement, tous les acteurs avaient mis plus d’argent dans la partie et les rendements restaient anémiques. […]
Ainsi, nous étions face à un choix misérable : d’énormes investissements en capital auraient aidé à maintenir nos activités textiles en vie, mais nous auraient laissé avec des rendements terriblement bas en utilisant des montants de capital sans cesse croissants […].
Je me suis toujours vu dans la position décrite par Woody Allen dans un de ses films : “Plus qu’à toute autre époque de l’histoire, l’humanité est à la croisée des chemins. Un chemin mène au désespoir et à l’absence totale d’espérance, l’autre à l’extinction totale”.
Prions pour avoir la sagesse de choisir correctement.”6
7/15. Burlington Industries, mastodonte vénérable du textile US, choisit la voie opposée à celle de Buffett : deux décennies durant, son équipe dirigeante investit massivement dans l’accroissement de son capital productif (des milliards de dollars).
Cependant, rien n’y fait : en 1985, “Burlington a perdu du volume de ventes en dollars constants et affiche des rendements sur les ventes et sur les capitaux propres bien inférieurs aujourd’hui par rapport à 20 ans”.7 Même le cours de l’action finit par décrocher, de même que la masse salariale.
Burlington ressemble à cette barque de naufragés qui rame pour se maintenir à flot dans l’écume de la tempête. Sans pouvoir avancer ni se sauver, elle reste, pour un temps, hors de l’eau.
8/15. Âgé alors de 53 ans, Warren Buffett conclut :
“Ce résultat dévastateur [de Burlington] pour les actionnaires montre ce qui peut se produire lorsque beaucoup d’intelligence et d’énergie sont appliquées à un principe erroné. La situation rappelle le cheval de Samuel Johnson : « Un cheval qui sait compter jusqu’à dix est un cheval remarquable — pas un mathématicien remarquable. » De même, une entreprise textile qui alloue son capital de manière brillante au sein de son industrie est une entreprise textile remarquable — mais pas une entreprise remarquable tout court.”8
“Ma conclusion, tirée de ma propre expérience et de l’observation approfondie d’autres entreprises, est qu’un bon bilan de gestion (mesuré par les rendements économiques) dépend bien plus du type d’embarcation commerciale dans laquelle vous montez que de l’efficacité avec laquelle vous ramez (même si l’intelligence et l’effort aident considérablement, bien sûr, dans n’importe quelle entreprise, bonne ou mauvaise).
Si vous vous trouvez dans un bateau qui prend l’eau de manière chronique, l’énergie consacrée à changer de navire sera probablement plus productive que l’énergie consacrée à colmater les fuites”.9
9/15. Plongé dans la lecture des rapports de Buffett, des analyses de Cunningham et du travail historique de Mead, j’ai eu une sensation de déjà-vu. Il y a des parallèles de situation qui frappent entre le secteur textile de la Côte Est américaine des années 1960 et la situation actuelle de certaines régions alpines, en particulier celles de moyenne montagne.
Dans les deux cas, nous sommes face à une “barque qui prend l’eau de manière chronique“. On voit un secteur historiquement dominant qui est entré en crise structurelle, en dépit d’une gestion souvent efficace, d’un travail acharné et de profits toujours possibles.
10/15. Dans les Alpes, cette barque n’est autre que le modèle de la montagne mécanisée du XXe siècle et son véhicule, la rente hivernale. Dans le textile comme le tourisme, on n’a jamais compté ses heures, mais cela ne suffit plus quand le cadre même du modèle d’affaire est fragilisé.
Pour nos Alpes, quelles leçons tirer d’un des plus grands chefs d’orchestre de l’Amérique entreprenante ? Si le “pourquoi” semble évident, comment alors agir, dans quelle direction et donc avec quelle stratégie ?
En somme, quel peut être le blue-print entrepreneurial d’un territoire de montagne ? Jusqu’où peut-il assumer d’être audacieux ?
11/15. Comme Burlington Industries, les gestionnaires de stations alpines sont confrontés à une tentation dévastatrice : investir dans l’accroissement du capital productif (canons à neige et remontées plus efficaces) et de coûteuses campagnes marketing de différenciation.
Sachant qu’à travers tout l’Arc alpin, leurs concurrents font exactement la même chose, tous agissent pour maintenir à flot un modèle que le dérèglement climatique rend structurellement non viable (déjà +3°C et nous ne sommes qu’en 2025).

12/15. C’est le dilemme de Buffett : pris individuellement, chaque investissement semble “rentable et rationnel” voire soigneux pour la communauté locale ; vus collectivement, les efforts des stations concurrentes se neutralisent et sont “irrationnels”.
Les investissements dans l’offre touristique aboutissent à “mettre plus d’argent dans la partie” tandis que les rendements restent anémiques voire négatifs (et aléatoires, soumis aux caprices de la météorologie), en dépit des “années-records”.
Quand ils sont positifs, comme dans les grandes stations du Plan Neige, ils sont immédiatement remis au pot au lieu d’être orientés vers une stratégie d’investissement non-touristique. Passer du ski au VTT, c’est comme passer du coton au nylon. Ce n’est pas de une diversification sectorielle mais un alongement du catalogue.
13/15. L’énergie déployée est colossale pour « colmater les fuites » et, ce faisant, immobilise des capitaux essentiels.
La question stratégique est ici celle du timing : faut-il attendre d’être le dernier à investir en vallée et dans les entreprises profitables pour être convaincu d’y aller ? À n’en pas douter, les meilleures places seront prises par les plus audacieux.
À ce titre, je me demande si la station de Tignes, désormais maîtresse (à prix fort) de son domaine skiable, aura l’audace entrepreneuriale de descendre dans la vallée des investissements, dans le tissu des PME alpines. Sinon, à quoi bon avoir le magot en poche si c’est pour recréer les mêmes inefficiences que le délégataire précédent ?
Qu’on ait un domaine au-dessus ou au-dessous de 2000 mètres, il faut pivoter maintenant, tant qu’on a encore un matelas, tant que les liquidités générées par la rente sont là. Car ce matelas finira par s’écraser dramatiquement, tôt ou tard.
14/15. Comme pour Berkshire Hathaway, pourquoi le temps d’hésitation est-il si long dans nos Alpes ? Comment expliquer ce flottement qui ne cesse de nous engourdir ? Pourquoi on se leurre encore à se dire : “c’est bon, on a fait un bon hiver” ?
C’est qu’il ne s’agit pas seulement de finance, mais d’identité, d’ancrage local et de sociabilité. Pour justifier ses 20 ans d’attente avant de fermer ses activités textiles, Buffett a évoqué des raisons profondément humaines : l’entreprise était un “employeur très important dans [sa] communauté”, et ses employés faisaient preuve d’un grand “esprit de coopération”.
En montagne, la difficulté à changer sa façon d’allouer le capital est due à la même angoisse : la peur de la désintégration socio-économique.
15/15. En effet, le tourisme hivernal est une « pièce-maîtresse » de nombreuses communautés de montagne, de leur histoire et de leur présent, de leur force collective et de leur fierté…
Mais c’est précisément pour cela qu’il faut agir.
La véritable leçon de Buffett est de faire preuve de sens de responsabilité communautaire dans la longue durée : “l’énergie consacrée à changer de navire sera probablement plus productive que l’énergie consacrée à colmater les fuites”.
Pour des centaines de communautés alpines, changer de navire est une nécessité vitale, ou plutôt choisir un deuxième navire car on n’est pas là pour fermer les stations de ski, encore moins faire la Révolution culturelle. Ce qui compte ici, c’est adopter une stratégie de value investing territorial (l’investissement dans la qualité productive des territoires alpins), à l’image du pivot de Berkshire Hathaway vers l’assurance en 1967.
Buffett a eu la sagesse de prendre le temps tout en prenant des décisions audacieuses. Il fit des erreurs, bien entendu ; toutefois, dans la longue durée, il tira profit de son désir acharné de prospérer. Il prit aussi soin de ses fabriques textiles et de ses employés.
Il trouva donc un équilibre dynamique entre le soin et l’audace.
Dans les Alpes, il y a tant de projets à fonder et de choses enthousiasmantes à réaliser que cet article ne suffirait pas à les décrire, encore moins à les épuiser.
Par conséquent, je vous propose de consacrer mon prochain article à une cartographie des forces vives alpines qui seraient heureuses de voir affluer les capitaux des hautes-terres.
En attendant, portez-vous bien.
Séverin Duc
💡📚 Docteur en histoire, je suis l’auteur de plusieurs livres dont la trilogie en cours Les Alpes du Futur (disponibles aux Éditions Inverse).
🏔️🚀 L’expérience historique est l'un des moteurs les plus puissants des Alpes, de l'innovation et de l'intelligence territoriale.
🎙️🛠️ Je promeus cette conviction forte dans mes écrits, mes conférences et mes missions de conseil.
🇨🇭❤️🇫🇷 Mes offres sont sur mon site, et mon CV sur Linkedin. Pour en discuter, n’hésitez pas à m’écrire à l’adresse suivante : severin.duc@backfuture.fr
Lawrence A. Cunningham, The Essays of Warren Buffett: Lessons for Corporate America, 2001, p. 44-48.
Adam J. Mead, The Complete Financial History of Berkshire Hathaway. A Chronological Analysis of Warren Buffett & Charlie Munger’s Conglomerate Masterpiece, 2021.
Wall Street Journal, Coca Cola, Gillette, Bank of America, Apple, etc.
Itochu, Marubeni, Mitsubishi, Mitsui et Sumitomo.
Warren Buffett cité dans Lawrence A. Cunningham, The Essays of Warren Buffett, op. cit., p. 45 : “(1) Our textile businesses are very important employers in their communities, (2) management has been straightforward in reporting on problems and energetic in attacking them, (3) labor has been cooperative and understanding in facing our common problems, (4) the business should average modest cash returns relative to investment”.
Ibid., p. 47 : “Thus, we faced a miserable choice: huge capital investment would have helped to keep our textile business alive: but would have left us with terrible returns on ever-growing amounts of capital. […] I always thought myself in the position described by Woody Allen in one of his movies : More than any other time in history, mankind faces a crossroads. One path leads to despair and utter hopelessness, the other to total extinction. Let us pray we have the wisdom to choose correctly”.
Ibid., p. 48 : “Burlington has lost sales volume in real dollars and has far lower returns on sales and equity now than 20 years ago”.
Idem : “This devasting outcome for the shareholders indicates what can happen when much brain power and energy are applied to a faulty premise. The situation is suggestive of Samuel Johnson’s horse : “A horse that can count to ten is a remarkable horse - not a remarkable mathematician”. Likewise, a textile company that allocates capital brilliantly within its industry is a remarkable textile company— but not a remarkable business”.
Idem : “My conclusion from my own experience and from much observation of other business is that good managerial record (measured by economic returns) is far more a function of what business boat you get into than it is of how effectively you row (though intelligence and effort help considerably, of course, in any business, good or bad). Should you find yourself in a chronically-leaking boat, energy devoted to changing vessels is likely to be more productive than energy devoting to patching leaks”.










