Les Grisons, canton alpin (3). La Grischa ou comment s'unir pour surmonter les troubles
Aujourd’hui, je vous propose de découvrir une période décisive pour les Alpes, en particulier pour la Suisse : les premiers temps des Grisons (1000-1450).

Auteur de
Les Alpes du Futur (
disponible ici aux Editions inverse), je suis fermement convaincu que l'expérience historique est un formidable outil au service du futur des territoires alpins.
Mon CV est ici et
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de ce côté-là :-)
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1/13. Pour gouverner les Alpes, plusieurs solutions ont prévalu à travers le temps.
La première, on l'a vu la fois dernière, c'est celle de l'Empire romain décentralisé et “capillaire” qui, depuis une capitale éloignée (Rome) et à partir de villes-relais déployées sur les axes commerciaux, parvient à commander de vastes réseaux de pouvoir.
Partout, le pouvoir romain jalonne son empire de cités, de garnisons et de colonies d’anciens soldats. Et, pour ce qui nous concerne, via les cols verrouillés (surtout le Grand-Saint-Bernard et le Brenner), l’occupant romain parvient à tenir les routes alpines et les populations qui résident.
Les voies romaines des Alpes centrales finissent par devenir une série d’entonnoirs qui attirent, concentrent et redistribuent les trafics commerciaux mais aussi militaires entre Nord et Sud. Les marchands comme les légionnaires sont attirés par les borderlands germaniques. En effet, là où se fait la guerre, on fait généralement beaucoup de commerce.

2/13. Après le long repli de l’Empire romain, un deuxième type d'État lui succède au Haut Moyen Âge. Dans les Alpes comme ailleurs, ce sont des structures régionales, généralement commandées par une maison noble qui, patiemment, arrondit sa pelote et finit par recevoir des titres de la part d’un souverain lointain.
En 1000 ou en 1100, on obtient des délégations, on devient comte, duc ou prince. Par exemple, dans les Alpes occidentales, voici la maison de Savoie ; dans les Alpes centrales, voilà les Habsbourg. Et si on est dans l’Église, on peut-être prince-évêque de Sion (Valais) ou de Trente (Trentin).
Lors de siècles suivants, la tendance se confirme. Pas de grand pouvoir hégémonique sur les Alpes mais un émiettement des formations politiques. Alors ça bouge, c’est instable. Des choses apparaissent, d’autres disparaissent.
3/13. Géopolitiquement, ces États peuvent être dit “alpins”. Leur chef-lieu est généralement un verrou entre plusieurs vallées tandis que l’essentiel du territoire est vertical : des vallées aux alpages, en passant par les piémonts, les coteaux et les replats. La majeure partie de leurs richesses repose sur un mix a) d’agriculture de subsistance qui produit quelque surplus et b) d’intermédiation commerciale des grandes villes de la plaine européenne.
Par exemple, en 1450, le duché de Savoie et ses villes principales (Chambéry et Turin) sont des relais commerciaux entre Lyon (française) et Milan (des Visconti-Sforza). Vers l’intérieur, la maille du pouvoir remonte le cours des vallées… en passant par des villes-secondes comme Aoste et Moûtiers, Suse et Saint-Jean de Maurienne. Entre les deux, voici les cols du Petit-Saint-Bernard et du Mont-Cenis.

4/13. Il existe un troisième type d'État dans les Alpes. C’est celui qui va nous intéresser aujourd’hui. Il a la même logique d’existence que le duché de Savoie ou du comté de Tyrol, mais ses modalités d’organisation politique sont vraiment différentes.
En somme, c’est une autre proposition pour les Alpes.
Ce n’est pas un État commandé par des princes et des serviteurs. Il est gouverné par des assemblées de députés (qui représentent des nobles et des communautés) qui se réunissent dans des “diètes” et qui se flanquent de tribunaux. Autrement dit, l’histoire politique des Alpes est autant le produit de constructions princières que d’agrégation de pouvoirs locaux et qui, de proche en proche, ont produit des alliances plus larges.
Ainsi la République des Sept Dizains fondée en 1571, ancêtre du canton actuel du Valais ; les étoiles de son drapeau le rappellent, même si les districts sont désormais au nombre de douze.
5/13. Plus à l’est, la formation des Grisons a une histoire, sinon semblable, du moins assez proche de celle du Valais. Là comme ici, on sent qu’une histoire politique “par le bas” est possible, dynamique et fonctionnelle… par contraste avec la France où l’on est toujours tenté d’analyser les enjeux politiques du haut vers le bas, du roi vers les provinces.
En vrai, l’Ancien régime est plus large et complexe que le fonctionnement de la (très verticale mais très spécifique) monarchie de France. L’intérêt de l’histoire de la Suisse, c’est qu’elle oblige à reconsidérer le narratif “top-down” en déplaçant le curseur vers le bas et insère un peu plus d’horizontalité dans les phénomènes politiques.
6/13. Ici, il faut se garder de toute illusion rétrospective qui voudrait voir les cantons suisses comme des démocraties pures et simples où chacun aurait le droit de prendre la parole. On doit plutôt les voir comme des groupes de pouvoir certes assez étendus, mais avant tout masculins (pour ne pas dire misogynes) et jamais universels.
C’est pourquoi la Suisse sera parfois hostile aux idéaux de la Révolution française. C’est contre-intuitif, en apparence. Le fonctionnement politique de la Suisse était trop rodé pour adopter franchement les modernités françaises.
En tout cas, l’histoire de la Suisse et des Grisons (car les Grisons ne sont suisses que depuis 1803) prouve qu’un corps social fonctionne très bien sans roi ni prince, voire même mieux. Certes il a des défauts et maintient de fortes inégalités, mais il a le mérite de ne pas faire végéter les sujets politiques dans une enfance éternelle.

7/13. Ce détour était important à mes yeux. L’historien doit toujours se garder des pièges tendus par les phénomènes qui, de loin, sont semblables, mais, de près, diffèrent fortement.
Une fois cela dit, revenons au Moyen âge de nos Alpes centrales. Quelque chose d’intéressant s’y passe car le pivot politique a longtemps été l'évêque de Coire (en jaune clair sur la carte). Autour de son siège épiscopal, il disposait d’une vaste juridiction, aussi bien au spirituel qu’au temporel, qui empiétait sur l’Autriche et l’Italie actuelles.

8/13. Or, à mesure que le Moyen âge avance, l’autorité de l’évêque de Coire va tellement s’effriter que son absence va libérer de la place pour un certain nombre d’acteurs locaux.
Comme dans le reste de l’Europe, de 950 à 1350 environ, les Alpes centrales bénéficient de l'optimum climatique : les étés sont plus chauds tandis que les hivers sont moins rigoureux. L’agriculture prospère et tracte toute l’économie. La prospérité fait apparaître de nouveaux acteurs politiques.
On détecte l'ascension de nouveaux pouvoirs qui, peu à peu, entrent en concurrence avec le pouvoir de l'évêque de Coire : ce sont des seigneuries territoriales (centrées sur une vallée, un château), des communautés paysannes (avec des paysans riches et moins riches, puissants et moins puissants) et des groupes d’hommes libres (comme ceux de Laax), etc.
9/13. Au Moyen Âge central (1250-1350), l’ensemble des acteurs locaux sont rassemblés dans une sorte de “champ de forces et de luttes” ; une expression que j’ai emprunté, dans ma thèse, à la sociologie du pouvoir et à la physique des corps1.
En quelques mots, on a une série d'acteurs qui, sur un espace donné, se chevauche sans jamais fonctionner comme une galaxie avec un centre identifié, mais comme autant de particules qui se tiennent, se repoussent et s'attirent. L’équilibre repose alors sur la mise en tension, au risque de rebonds, de chocs et de destruction. Pensez au monde actuel (de post-hégémonie américaine) et vous aurez une idée de quoi je parle.
De la même façon, en l'absence d’une justice supra-local fonctionnelle (celle de l’évêque n’est plus respectée, tandis que celle des voisins Habsbourg fait peur), les Alpes centrales sont soumises à un régime concurrentiel, entre guerres privées, règlements de compte et pacifications temporaires.
Cette carte montre bien le degré d’atomisation féodale du diocèse de Coire en 1367.

10/13. Vers 1300-1350, les choses se compliquent d’autant plus que l’optimum climatique commence à se replier. Les cieux sont partout moins favorables. Dans nos Alpes, les récoltes sont plus incertaines, l’économie ralentit, les épidémies se multiplient. En toute fin, la société devient moins lisible, moins stable. La maîtrise de ressources en décroissance devient l’objet de vives luttes.
Puis, la Grande peste de 1348, comme un coup de grâce, met la démographie européenne dans l’ornière pour 150 ans au moins : l’Europe perd 60% de sa population. Tout devient très incertain tandis que beaucoup de choses deviennent possibles.
11/13. Dans un monde qui a perdu ses habitants et ses certitudes, les Alpes centrales se transforment en laboratoire de micro-territoires autonomes et agressifs entre lesquels les rivalités et les vendette sont endémiques. En étant un peu excessif, nous voici dans une guerre de tous contre tous. En certains lieux, un sursaut se produit et on s’unit pour résister.
Il faut dire que c’est dans l’air du temps. Les voisins suisses du diocèse de Coire (les communautés alpines d’Uri, de Schwyz et d’Unterwald) forment une ligue jurée dès les années 1290 (là, naît le mythe de Guillaume Tell) contre les Habsbourg. Un demi-siècle plus tard, ce système défensif recevra le renfort des puissantes villes commerçantes de Zurich, Lucerne et Berne.
Moyennant serments et assistance mutuelle, voici les bases jetées de la future confédération des VIII puis des XIII cantons. En 1385, voici la carte des membres de notre (petite) Confédération ; en rouge, ce sont ses frontières actuelles.

12/13. Que dire de notre évêché de Coire, là, au sud-est de nos cantons ?
Dans les années 1350-1360, le champ de forces et de luttes brûle beaucoup trop d’énergies qui commencent à manquer… entre ponctions fiscales, razzias, vols, massacres et incendies. Cela ne doit plus durer, surtout du côté des plus puissants, qu’ils soient nobles ou paysans. Tout le monde doit conforter ses positions, ses richesses, ses propriétés et ses droits.
Sans faire appel à l’évêque de Coire (voire même en agissant contre lui), on réactive la vieille culture chrétienne de la pacification territoriale. Des maisons nobles, des abbayes, et des communautés alpines prêtent des serments d’aide mutuelle pour résister à des voisins turbulents ou mettre fin à des épisodes de brigandage.
Bref, l’ordre doit régner à nouveau mais… cet ordre sera grandement rénové :-)
13/13. Mues par l’urgence des temps nouveaux, et donc sans plan préalable, trois paix territoriales successives produisent trois zones de stabilité économique et sociale.
Supposant une union des volontés face à un péril commun, elles prennent le nom de “ligues” ; en allemand “Bund” (posant les bases des futurs “Graubünden”).
La Ligue de la Maison-Dieu formée en premier (29 janvier 1367). Pour dire vite, c’est la ville de Coire alliée aux communautés du Val Bregaglia et de l’Engadine. Sur la carte qui suit, elle est représentée en vert.
La Ligue Grise, trente ans plus tard (14 février 1395). Outre la Mesolcina au sud, la fameuse Lia Grischa (qui va donner son nom aux Grisons) se concentre sur les sources du Rhin (antérieur et postérieur), à commencer par l’abbaye de Disentis et la seigneurie de Rhäzüns. La Ligue grise donnera d’ailleurs son nom aux Grisons. Elle est représentée ici en kaki.
La Ligue des Dix-Juridictions, enfin (08 juin 1436). Centrée sur Davos et enrichie des terres environnantes, elle est plus compacte que les deux autres ligues. C’est le bloc orange dans la carte qui suit.

Prises indépendamment, ces trois ligues sont suffisamment fonctionnelles pour qu’elles s’intéressent à un rapprochement mutuel (comme les cantons suisses l’ont fait). Par exemple, la Ligue des Dix Juridictions (centrée sur Davos) s’allie à la Ligue de la Maison Dieu en 1450 puis à la Ligue grise en 1471 !
Les accords croisés se multipliant… pourquoi ne pas transformer la politique de bon voisinage en alliance militaire contre des ennemis communs ? Et soyons fous, s’unir vraiment et créer une super-ligue ? Autrement dit, une République… Fascinantes et tentantes questions pour nos terres alpines, n’est-ce pas ?
Car c’est la leçon intime des Grisons : bien des choses sont pensables et possibles dans les Alpes, notamment différents modèles de gouvernance, notamment l’auto-organisation des communautés locales, le tout grâce à une forte capacité à se prendre en main et s’unir quand les temps le requièrent (sans en attendre une quelconque autorité supérieure).
On continuera à analyser cela la fois suivante :-)
En attendant, portez vous bien.
Séverin Duc
Auteur de
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Séverin Duc, La Guerre de Milan. Conquérir, dominer, résister dans l’Europe de la Renaissance, Éditions Champ Vallon, 2019, p. 35-38.