Penser les Alpes qui viennent (3/3). Défi commun, réponse collective, actions ambitieuses
La dispersion des territoires de montagne face au défi climatique compte parmi nos grandes vulnérabilités. Pour la réduire, commençons par y penser calmement.
Savoyard, docteur en histoire et chercheur associé à Sorbonne Université, je suis
conseiller et conférencier auprès d'entreprises, de territoires et d'associations à travers l'Arc alpin,
en français, en italien et en anglais.
Auteur de "
Les Alpes du Futur" (Editions inverse, 2024), je suis fermement convaincu que l'expérience historique est un formidable outil au service des territoires alpins.
Mon CV est
ici et mon offre
de ce côté-là :-) Pour en discuter, n'hésitez pas à m'écrire à l'adresse suivante :
severin.duc@backfuture.fr
Le mois d’octobre est propice aux bilans sereins, aux mûres réflexions d’avenir… et à la deuxième impression des Alpes du futur ! Oui, déjà :-) Quand on sait qu’un deuxième opus est en marche, l’année 2025 promet d’être riche !
Il y a comme un contrat à respecter avec les Alpes. Si on veut bien en parler, il faut en parler toute l’année, pas seulement quand elles font les gros titres des journaux, quand il manque de la neige ou parce qu’un pan de montagne a coupé une voie ferrée.
Parce que les Alpes sont vivantes de leurs mois et de leurs saisons, il faut outiller le débat… mois après mois, saison après saison, bref toute l’année.
Aujourd’hui, nous refermons notre série Penser les Alpes qui viennent avec le travail suivant : “Défi commun, réponse collective, actions ambitieuses”.
Je vous en souhaite bonne lecture.
Séverin Duc
1/17. En montagne, si on est dans le secteur touristique, le mois d’octobre est l’occasion de digérer complètement l’été achevé et de préparer minutieusement l’hiver à venir.
Sous fond de dérèglement du climat, tout le monde s’affaire et s’affûte pour donner corps à une saison cruciale. Si l’eau n’est pas le premier problème identifié, la température moyenne plus élevée, elle, n’est pas contrôlable. La charge mentale est une composante désormais centrale dans la gestion du tourisme hivernal.
De décembre à mars, les saccades météorologiques sont le pain quotidien des nouveaux hivers, entre gel, redoux et regel, pluies hautes infinies et neiges massives impromptues.
2/17. L’an passé, j’avais proposé un article intitulé “Comment planifier dans un climat déréglé ?”, aujourd’hui publié dans Les Alpes du futur (Éditions inverse, 2024).
Le sous-titre d’hier reste ma conviction d’aujourd’hui : “Le dérèglement du climat n'est pas une variable de plus : il challenge toute stratégie robuste et prospère.”
Parmi le demi-millier de stations à travers l’Arc alpin, il y aura bien des nuances à apporter selon l’altitude, l’orientation du domaine et la sollicitation de ses ressources en eau. Toutefois, une certitude s’impose : il n’y a qu’un seul climat et celui-ci devient illisible.
3/17. De septembre à octobre, au gré des conférences, j’ai sillonné les Alpes. Par politesse, je ne distinguerai pas les trains qui partent en retard dès le début de la vallée de ceux qui honorent leur horaire jusqu’au terminus :-)
De Roveredo (300 m) dans les Grisons à Aime (700 m) en Savoie, en passant par Martigny (470 m) en Valais, j’ai pu prendre la parole devant des publics divers. Au cours des nombreuses discussions, nous avons parlé de ce qui nous anime (l’amour des Alpes, l’endurance des sociétés alpines et le plaisir renouvelé de parcourir les montagnes). Il y avait des évidences, et un terrain d’entente pour ainsi dire naturel.
À l’inverse, un discours plus distancié et parfois critique se faisait jour dès lors que nous abordions les relations entre vallées et hautes-terres.
4/17. Dans les discussions, autant l’été des alpages recevait des suffrages amicaux (avec toutes les craintes liées à la pérennité de l’agriculture alpine), autant l’hiver des stations de ski suscitait une grande perplexité. Par-delà l’éternel sujet de la captation de la rente hivernale par un écosystème réduit, on questionnait le devenir des “mondes d’en-haut”.
Les relations complexes entre le haut et le bas ne datent pas d’hier, mais le dérèglement climatique les redéploient, entre vieilles rancœurs et nouvelles alliances.
5/17. De toute éternité (si je puis dire), de vallée en vallée, chaque terre alpine (d’en-haut ou d’en-bas) a toujours trouvé un malin plaisir à trouver tel village voisin un peu moins bien que lui (quiconque me lira dans les Alpes saura identifier “ce” voisin “moins bien”!) ou un peu meilleur.
À ce titre, Zermatt, la station d’altitude la plus connue au monde, ne remporterait sans doute pas de concours de popularité en Valais. Comme la station valaisanne, des périphéries moribondes sont devenues des lieux dédiés à l’accueil d’une clientèle de luxe... au risque de devenir des îles (auto)suffisantes, satisfaites d’elles-mêmes alors qu’elles sont bénies des cieux (et des capitaux injectés massivement de l’extérieur).
6/17. À travers l’Arc alpin, les défis à venir vont de plus en plus remettre en cause le sentiment de sécurité de l’archipel des grandes stations. Il leur faudra bien des efforts pour accepter d’être, elles-aussi, des acteurs vulnérables d’une montagne qui change.
Le risque identifié ? Que les vallées et les piémonts tertiarisés disent aux hautes-terres : “ Bien fait pour vous, vous qui nous avez tant regardé de haut, redevenez ces Alpes sauvages que vous étiez avant la rente hivernale et on fera un Parc régional pour préserver ce que vous n’avez pas détruit !”.
Or, quand on parle de “tourisme hivernal”, on pense souvent et à juste titre à des thèmes comme “dérèglement climatique”, “écologie” et “gestion des ressources”. Mais on aborde trop peu les effets socio-politiques des incertitudes propres au devenir du tourisme hivernal.
7/17. Ce qui est en jeu, c’est l’articulation économique et sociale des territoires alpins, et que les réponses au dérèglement climatique soient coordonnées et cohérentes.
Pour relever le défi, le XXe siècle a répondu de manière plutôt équilibrée. Certaines vallées industrielles se sont nourries de la jeunesse de la moyenne montagne tandis que certaines hautes-terres mises en tourisme ont donné des emplois saisonniers à la main d’œuvre valléenne (le maçon/moniteur ou le berger-moniteur cher à Jean-Louis Tuaillon).
8/17. La décennie 2020 nous oblige à repenser les relations entre les bas et les hauts.
Dans quelle direction l’étagement de nos activités (autrement dit, le dynamisme économique en fonction de l’altitude) orientera la demande en main d’œuvre ? Vers le haut ou vers le bas ? Et quand ? Toute l’année ? En fonction des saisons ? Et pour combien de temps ?
En somme, qui dépendra de qui, et sous quelle intensité ?
Une “politique de la pente”, comme j’aime l’appeler, s’impose plus que jamais. J’avais consacré un article en juin dernier à ce thème qui m’est cher.
9/17. Avant-hier, dans un contexte de prospérité croissante, un village voisin qui boitait économiquement pouvait être l’objet d’une sorte de Schadenfreude, une “joie maligne” de la part de ses voisins. Il y avait clairement des gagnants et des perdants.
Les gagnants étaient ceux qui avaient vendu grassement leurs alpages à la spéculation touristique ; les perdants étaient restés les pieds dans l’étable avec un soupçon d’agritourisme. Ce qui est certain, c’est que les grands gagnants d’hier ne sont pas les agriculteurs d’aujourd’hui.
Je schématise, bien entendu.
10/17. Aujourd’hui, le climat alpin redistribue les rôles : les gagnants d’hier (ceux qui ont fait tapis sur le tourisme) risquent de devenir les perdants de demain s’ils ne réforment pas leur modèle d’exploitation de la montagne.
Inversement, les lieux qui ont solidement défendus leur système agricole sont insérés aujourd’hui dans un marketing territorial beaucoup plus durable, avec une clientèle moins soucieuse de pentes raides que de bon repos, de bonne balade et de bonne nourriture.
11/17. Dans ce contexte, il est très difficile de se repérer et d’avoir une vue claire. Or, pour retrouver l’équilibre, notre esprit dérouté aime bien le réconfort des pirouettes intellectuelles.
Vous avez sans doute déjà entendu la phrase suivante : “Chaque lieu est différent et devra trouver lui-même ses solutions”. Clairement, ça ne va pas car, derrière ce raccourci intellectuel, je vois une forme de désarmement collectif. Je détecte même le risque bien alpin du “Chacun pour soi et Dieu pour tous”.
12/17. Ajoutons aussi que la valorisation des destins particuliers est une fable individualiste, pour ainsi dire mortifère si on parle de dérèglement climatique. Elle légitime et prépare un nouvel archipel de vainqueurs et de perdants dans les Alpes. La dynamique est d’ailleurs enclenchée. Il est temps d’y mettre fin.
Le sort favorable des happy fews issus du Plan Neige (dont le domaine est fixé à plus de 2000 mètres) côtoie le drame des fermetures (temporaires/définitives) de stations situées en-dessous des 1500 mètres. Entre ces deux situations, on connaît bien des stations prises en sandwich entre un bas de station mangé par la pluie et un haut qui demeure blanchi par les hivers généreux et un réseau complexe de production de neige artificielle.
13/17. Le redéploiement des forces au sein des bassins d’emploi alpins ressuscite une peur jamais vraiment résorbée au XXe siècle, à savoir la pérennité fragile des modèles économiques de la montagne.
Pour parler nettement, quand on lutte pour la station de ski (ce que les témoins extérieurs n’arrivent parfois pas à comprendre), on refoule aussi l’effroi (in)conscient de l’exode rural… c’est-à-dire la liquidation à vil prix du capital engagé et puis… et puis… et puis quoi ? Eh bien, on ne sait, c’est cela, l’exil.
14/17. Dans quelques temps (mais avec quelle casse ?), la moyenne montagne qui aura fait son aggiornamento aura des années d’avance sur les hautes-terres qui auront ronronné sur leur rente d’altitude, bercée au son des pelles mécaniques automnales.
Heureusement, des lieux comme Tignes (village englouti puis reconstruit : quelle histoire alpine) ont déjà pris la courbe. Je parle de cette courbe qui commence par une véritable réflexion collective puis opère une remise en question des cadres de l’exploitation de la montagne… tant qu’elle est encore rentable. C’est le sens de l’initiative Tignes 2050.
Quant aux lieux qui auront “pompé jusqu’au bout” (ou qui ne se seront pas arrêtés à temps), ils découvriront que l’augmentation exponentielle des températures signifie que l’automne sans fin (celui qui touche déjà les vallées alpines de pluies torrentielles en lieu et place de chutes de neige) grignotera lui-aussi les hautes-terres.
15/17. En attendant, que faire ?
Eh bien, j’ai envie de dire à “défis communs” créons des “réponses collectives” et proposons des “actions ambitieuses”.
Pour ce faire, je vois deux solutions concrètes au moins, à propos desquelles je serais ravi d’échanger sur leur mise en place concrète (severin.duc@backfuture.fr).
Si les échelles des solutions que j’imagine sont différentes, l’enjeu majeur est de renforcer les communautés alpines (en interne et entre elles) face au défi commun qu’elles affrontent de manière exponentielle : le dérèglement climatique et ses conséquences socio-économiques.
16/17. À l’échelle alpine. Identifier ses “cousins alpins” et nouer des alliances avec eux
Au lieu de réinventer 500 ou 1000 fois une transition sur-mesure, on pourrait aussi apprendre à faire circuler les expériences entre les territoires qui se ressemblent… à travers l’Arc alpin. Notre plus grande marge d’amélioration réside dans la mise en contact des lieux alpins qui partagent un sort similaire. Et ce, en fonction de critères géographiques communs et des défis partagés.
Les Alpins et les Alplines doivent (re)trouver plaisir à (re)découvrir les voisins proches ou les terres lointaines pour s’inspirer et inspirer, transmettre, faire circuler des expériences nouvelles et mettre en place des solutions éprouvées ailleurs. Le temps est venu de multiplier les rencontres de travail et les transferts d’expérience entre les communautés de l’Arc alpin. Je crois que là, la politique de transition trouverait un second souffle.
Pour cela, il faut identifier ses “cousins alpins”, franchir les massifs et les frontières, et imaginer des alliances intellectuelles inédites à la hauteur du caractère inédit du dérèglement climatiques.
D’expérience, je peux vous affirmer que de la Savoie aux Grisons, en passant par le Südtirol et le Valais, nous sommes nombreux à nous relever les manche sur un terrain unique : nos Alpes qu’on aiment et qui sont en train de changer radicalement.
Vous n’imaginez pas le plaisir immense que j’ai éprouvé lors de mes trois jours à Roveredo, dans les Grisons italophones, de passer du temps avec Aurelio Troger (presidente del patriziato) et Giampiero Raveglia (presidente del comune), discuter, arpenter, comparer, rencontrer, découvrir, parler, imaginer, se projeter et imaginer des projets ensemble.
17/17. À l’échelle locale. Emporter les élections municipales 2026 avec un programme à la hauteur
Au printemps 2026, les communes françaises vont élire leur conseil municipal pour 6 ans durant soit… jusqu’en 2032. Au rythme des changements à venir, 6 ans, c’est très très très long. Alors, il est important de faire le bon choix et… de s’impliquer collectivement car nos Alpes méritent les meilleur.e.s !
Pour bien préparer les choses dès 2025, je crois que plusieurs étapes sont nécessaires. Les choses vont bouger, je le pressens, et chacun et chacun trouvera sa manière d’agir, à sa façon et selon ses compétences.
Tout d’abord, je crois qu’il est indispensable de passer au crible les actions concrète du conseil qui administre sa commune. Il s’agit de voir s’il prend localement et vraiment au sérieux le sort climatique des Alpes. Comme il est pouvoir depuis 2020 voire avant, tel conseil en place ne pourra pas se cacher derrière l’échéance 2026 pour agir. Ici, spoiler : le bac à compost (à côté du rond-point) ne saurait être une politique alpine ambitieuse.
Par conséquent, dès 2024, on sait déjà si une équipe se soucie ou non des effets du dérèglement climatique sur les équilibres sociaux et économiques sur le territoire qu’elle administre.
Si les résultats du test sont convaincants, eh bien, c’est chouette ! Plutôt que d’attendre 2026, pourquoi ne pas imaginer un travail collectif poussé qui aboutirait à un programme de nouveau ambitieux pour la période 2026-2032 ? Autrement dit, pour être réélue, une bonne équipe municipale devra accepter de se challenger et d’être challengée. Les temps le requièrent.
Si les résultats du test ne sont pas convaincants, si on a l’impression d’une inaction par incapacité ou d’une mauvaise foi évidente, je crois que 2025 sera le temps parfait pour imaginer tranquillement une liste alternative, avec un véritable programme qui intégrerait le futur et les intérêts de tous dans un territoire vraiment robuste.
Depuis 2020, on a déjà vu des équipes municipales imaginer de belles Alpes à venir. Patriotisme oblige : citons Tignes et Bourg-Saint-Maurice en Savoie. Chacune aurait pu se reposer sur sa rente hivernale ; pourtant, elles ont osé faire différemment.
Affaire à suivre car, dans les mois qui viennent, de nouveaux articles et du matériel (je pressens un livre collectif…) arriveront pour nourrir le débat dans les Alpes, susciter des vocations partout dans nos massifs et… outiller les désirs des (actuelles et futures) listes municipales !
A très bientôt,
Séverin Duc
Savoyard, docteur en histoire et chercheur associé à Sorbonne Université, je suis
conseiller et conférencier auprès d'entreprises, de territoires et d'associations à travers l'Arc alpin, en français, en italien et en anglais.
Auteur de "
Les Alpes du Futur" (Editions inverse, 2024), je suis fermement convaincu que l'expérience historique est un formidable outil au service des territoires alpins.
Mon CV est
ici et mon offre
de ce côté-là :-) Pour en discuter, n'hésitez pas à m'écrire à l'adresse suivante : severin.duc@backfuture.fr