Pour une politique de la pente ou comment servir les Alpes
Terres d'en-haut, territoires d'avenir (1/3). Les Alpes ne sont pas un fruit tombé par hasard dans l’escarcelle des montagnards. Le replat agréable est fils de l'effort de la pente.
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Chaque matin, neuf Alpins sur dix ouvrent leurs volets sur des angles droits. De longue date, l’utopie sauvage a cédé sa place à la minéralité des ruches urbaines tracées par des géomètres. Pour large part, nos Alpes du quotidien sont des montagnes largement urbanisées, aménagées et exploitées.
Chère aux touristes, la carte-postale des prés et des chalets, des lacs et des cimes n’est pas une œuvre de Dieu mais de petites créatures bipèdes. Profondément humaines, les Alpes sont sans doute la chaîne de montagnes la moins naturelle, la moins sauvage, la moins mystique au monde.
Dans ce cadre, nous réfléchirons aujourd’hui aux liens étroits entre l’histoire des Alpes, leurs futurs politiques possibles et… notre rapport à la pente.
1/10. Notre regard sur les Alpes embrasse des territoires créés, modifiés et entretenus de longue date. Les torrents, les alpages et les forêts sont l’aqua, l’ager et la sylva du Moyen âge.
Plus un paysage semble organisé, plus il y a de chances que l’homme soit passé par là. Sans intervention humaine, la “nature” est autrement plus rude. De la même façon, rien n’est moins “naturel” que le relief travaillé d’une piste de ski.
À bien des égards, le canton des Grisons est paradigmatique de ces Alpes élégamment modifiées.
2/10. Prudence, donc, avant de vouloir rétablir un passé… qui n’a jamais existé. Les sociétés traditionnelles ont été de puissants agents de transformation de la montagne car, laissée à elle-même, cette dernière est invivable à toute société humaine.
Depuis plusieurs millénaires, les sociétés montagnardes ont capté les eaux, ouvert des masses boisées, terrassé des pentes et, par des engrais délivrés par les animaux, modifié la composition des sols.
À ce titre, les alpages ne sont pas des prairies offertes par des dieux généreux mais le fruit d’une transformation humaine de l’écosystème des hautes-terres.
3/10. Gardons-nous cependant de voir dans l’aménagement des Alpes traditionnelles un avant-goût de nos Alpes si modernes. Que cet article n’en vienne pas à justifier les éreintements localisés de nos massifs.
Les sociétés traditionnelles de montagne étaient mues par les seules forces de leurs bras et de leurs animaux. Les transformations du milieu ne signifiaient pas une rupture écologique, sans quoi la montagne serait devenue instable et, finalement, invivable pour ses habitants.
Ce monde rude pour tout le monde était encore fonctionnel au début du XXe siècle, comme ici sur le chemin menant à Tignes (Savoie), entre des parcelles cultivées sur un cône (fertilisé par un torrent instable) et un village étalonné de bas en haut (sous la protection d’une forêt-paravalanche).
4/10. Le XXe siècle vrombissant va prendre une autre direction et se carapater sous les ailes du Progrès. En plaine comme en montagne, le moteur à explosion va décupler la capacité créatrice/destructrice de la société humaine. Ses désirs de transformation vont croître proportionnellement au nombre de chevaux dont seront pourvus les moteurs de ses machines.
Les Alpes de la modernité seront filles de l’hydroélectricité, c’est-à-dire de la captation des eaux à destination de puissances forces motrices. Dans tout l’Arc alpin, on aménagera de puissants barrages en noyant de nombreuses anciennes auges glaciaires (habitées ou non).
Il faut aller observer les peintures ornant les murs du Zentrum de l’École polytechnique fédérale de Zurich pour comprendre comment les ingénieurs voyaient les Alpes en 1924.
5/10. À l’issue de ce premier segment, on peut s’en convaincre sans trop de peine : nos Alpes sont un monde modifié (de longue date) par les humains. Les aménageurs du XXe siècle changent cependant la donne en imposant un rapport de forces inégal au milieu montagnard.
Mais alors, en quoi ce monde montagnard est-il différent des autres mondes, ceux des villes, des plaines et des provinces maritimes ? Comme tout le monde, la montagne ne serait-elle pas rentrée dans le rang de la modernité technologique, urbaine et impersonnelle ? A priori oui, mais cela ne peut suffire comme réponse, encore moins comme projet de territoire.
Dans les Alpes, hormis certaines communes, l’aplanissement des ambitions se débusque dans la façon d’administrer la chose publique.
6/10. Cette attitude pourrait prendre le nom de “syndrome du rond-point”. Combien d’équipes municipales réduisent leur action publique à tracer des parkings, des ronds-points et des gymnases ?
La politique de montagne ne saurait être un simple arbitrage de la rente de la pente, entre dépense des gains (l’hydroélectricité et le ski) et couverture des effets indésirables (les sols qui glissent et les routes qui décrochent). Le sur-équipement dans des équipements inutiles couronnent le ronronnement dans l’existant bien confortable. On peut dire que les impôts locaux financent une politique de la paresse.
Dans les Alpes, la civilisation matérielle a atteint un tel niveau de développement de sur-équipement que nous sommes entrés dans l’ère des gains marginaux. L’organisation future de grandes manifestations sportives appartient à cette catégorie du gain marginal. Ce qui manque, ce ne sont pas des installations sportives, mais des hôpitaux et des maisons de santé.
Le temps est venu de se demander ce qu’on veut pour les Alpes du futur, et non de poursuivre les désirs légitimes de nos grands-parents pressés de sortir de la société paysanne.
7/10. Il est temps de nous réapproprier la pente.
En montagne, ce qui fait et fera toujours la différence, c’est notre rapport à la pente. Voudra-t-on toujours et encore simplement l’annuler (en voiture) ou seulement en jouir (à ski) ou bien voir plus large, la prendre au mot, au profit d’une véritable politique de la pente… c’est-à-dire en construisant des projets répondant aux besoins présents et futurs des territoires alpins tout en laissant bien-sûr sa juste place au tourisme hivernal ?
La pente n’est-elle qu’une résistance ou une jouissance, ou plutôt un chemin, un trait d’union ? Pensée comme telle, la pente s’offre comme un bien précieux à la réflexion politique de montagne.
8/10. Seule l’amour de la pente permettra d’oublier un peu de la force déployée pour s’en affranchir à tout prix et en tout temps. C’est à cette condition que les habitants des Alpes (ré)apprendront à agir en montagnard, et non en exploitants intensifs.
Être montagnard, qu’est-ce que c’est, au juste ? Qu’on soit en-haut, en-bas ou à flanc de coteau, la pente est omniprésente. On peut toujours passer d’une courbe de niveau à une autre, droit dans le pentu, mais ce sera à grand frais.
La pente en impose, on le sait : les replats salvateurs témoignent, par contraste, de la force d’imposition du vertical à l’horizontal. Bien souvent, c’est là que les premiers habitats groupés furent installés. Conjugués à bon ensoleillement, ils sont des traits d’union entre deux pentes, des champs, des prés et des forêts ; des lieux où l’on peut faire société et la faire vivre.
9/10. En politique, on devra toujours faire du chemin en pente, du haut vers le bas, et du bas vers le haut, de replat en replat, pour maintenir et prendre soin d’un territoire de montagne.
Une politique de montagne peut se considérer comme une acceptation d’un monde en trois dimensions. Un monde atypique donc. Elle est une politique de la pente, c’est-à-dire qu’on se concentre, avec des outils modernes, sur l’utile et le faisable dans des conditions difficiles. Cela implique d’être alerte, créatif, prévoyant, responsable mais aussi humble et parfois fataliste.
En revanche, la passion et l’endurance sont indispensables pour administrer un chef-lieu et ses hameaux et, quand elle existe, sa station d’altitude.
10/10. Je crois que la politique de la pente, c’est l’art de ménager des traits d’union entre des petits mondes souvent isolés les uns des autres. C’est croire en la masse critique et les projets collectifs plutôt qu’en l’esprit de forteresse cimenté par les gains des plus puissants.
Effort grandiose, la politique de la pente s’offre à la réflexion politique de montagne comme un bien précieux. Elle conjugue l’effort de l’ascension à la récompense du replat, la possibilité d’une discussion et d’un terrain d’entente.
Elle tisse la possibilité d’une montagne qu’on rêve de voir advenir.
En attendant, portez-vous bien.
Séverin Duc
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