Xavier Cailhol. Où situer la frontière de nos rêves ?
L'escalade de demain se trace déjà une nouvelle voie. Au printemps, Xavier Cailhol et Symon Welfringer sont partis dans le Verdon à vélo : 350 km en autonomie pour grimper la voie Tom et je ris (8b+).
Au printemps 2023, Xavier Cailhol et Symon Welfringer, sont partis dans le Verdon à vélo : 350 km en autonomie pour grimper la voie Tom et je ris (8b+).
Xavier comme Symon travaillent au plus proche des réalités de terrain. Autrement dit, ils agissent au coeur-même des Alpes qui changent.
Grâce à eux, et le texte qui suit de Xavier, Back/Future inaugure un nouveau format, pour mon plus grand plaisir, et j’espère aussi le vôtre.
Avant de lui céder la parole, je vous propose de situer l’auteur et son texte en trois petits points.
* Xavier est aspirant-guide de Haute Montagne, moniteur VTT et moniteur d'escalade. Ancien membre de l'équipe de France d'escalade sur glace, il est aussi ouvreur international en escalade sur glace.
A l'université Savoie Mont-Blanc, il mène un projet de recherche portant sur le métier de guide de haute montagne et le changement climatique en lien avec le syndicat national des guides de montagne.
Symon, pour sa part, est prévisionniste montagne chez Météo France, après avoit été chef prévisionnniste et nivologue. Comme Xavier, il est athlète en alpinisme.
** Il y a quelques années, ils auraient chargé le matériel dans le coffre de la voiture, pourquoi pas un vieux pick-up tournant à la benzine. Promptement, ils auraient mis le cap sur le Verdon. Et après une bonne matinée, ils seraient parvenus au pied de la voie qu’ils convoitent.
Sans nul doute, ils auraient pris leur pied. De retour dans les Alpes, si l’envie leur en avait chantés, ils auraient produit un récit d’alpinisme, entre aventure de cordée, description matérielle et beaux points de vue. De la paroi, partout.
De nos jours, cela ne semble plus suffire. Du moins, pas à Xavier Cailhol.
*** Dans les Alpes, la génération montante assiste à la rapide transformation des écosystèmes montagnards.
Elle se pose plus de questions que ses aînés. Ces derniers ont joui d’une montagne “à leur disposition”, sans jamais vraiment payer le prix environnemental de cette disponibilité. Le monde leur appartenait.
Aujourd’hui, les choses ont changé et, avec elles, le monde lui-même. Désormais, comment concilier ses passions verticales avec un monde de plus en plus illisible et indisponible ?
C’est de cela et d’autres choses dont Xavier va vous parler.
1/11. “Au lieu de faire un récit classique, je souhaite vous partager une réflexion sur ces activités dont on est tenté de dire qu’elles ne seront plus et ne pourront plus être la norme de nos quotidiens et de nos passions.
Ces derniers mois, j’ai eu la chance de participer à pas mal d’échanges avec le collectif La Voix des glaciers, autour notamment de la projection de A l’ombre des glaciers alpins.
Plusieurs fois, pour ne pas dire à chaque fois, on nous a demandé : “Bon, le constat, c’est bien sympa, les glaciers fondent, etc. Mais qu’est-ce qu’on a le droit de faire ?”
Cette question récurrente me fait sourire autant qu’elle me rend triste.
2/11. Elle me fait sourire car vous avez le droit de faire ce que vous voulez. C’est une des grandes chances de la transition écologique que nos actions individuelles soient soumises à très peu de contraintes.
Je souris, car cette liberté dont nous disposons nous laisse une marge indispensable de mouvement et de réflexion.
Quand on prend conscience de l’érosion de la biodiversité et des conséquences à venir, on comprend aisément que les réglementations et les interdictions deviennent une tentation chez certains.
A mon sens, c’est à éviter absolument, car autre chose est possible.
3/11. “Qu’est-ce qu’on a le droit de faire ?” Cette question me rend donc triste aussi. En effet, je me rends compte que nous ne sommes peut-être pas encore prêt à envisager un tournant dans nos sociétés, afin de les mettre en adéquation avec les enjeux actuels.
Les températures vont irrémédiablement continuer de monter, et même plus rapidement que ce que nous imaginions. Alors oui, aujourd’hui encore, et heureusement, nous ne sommes pas encore complètement la tête dans le mur.
Mais alors comment faire, me direz-vous ?
Pour avancer, réapprenons à voyager dans le temps et l’espace.
4/11. Je vous propose de penser, rien qu’un instant, à l’année 1993.
Où étiez-vous ? Que faisiez-vous ? Repensez calmement à l’environnement qui vous entourait, puis à votre milieu de vie actuel. Depuis lors, côté climat : sécheresse, retrait glaciaire, neige, incendies, ouragan, et j’en passe !
Les impacts sur les organisations sociales et le financement général de notre société sont nombreux : la poussée de l’extrême droite et l’instabilité du capitalisme semblent marcher main dans la main. Ajoutez à cela une croissance démographique forte, on obtient un cocktail détonnant.
5/11. A présent, projetez-vous en 2053 (personnellement, j’aurai 58 ans…). Imaginez la même dégradation sur les 30 ans à venir. Les évolutions seront probablement plus exponentielles que linéaires, mais imaginons juste comme ça.
L’opération intellectuelle est difficile. Cependant, quand on y parvient, c’est assez inquiétant. Les problématiques sont importantes, tant à l’échelle individuelle, que celle du “nous”, des territoires et des sociétés.
Je pourrais vous faire une liste de toutes les conséquences induites.
Toutefois, venons-en à nos actions, nos discussions, bref apportons un peu de nos solutions (et de notre sourire) à nos dilemmes.
6/11. Tout commence par une question, et mêmes plusieurs ; celles, en tout cas, qu’un alpiniste peut se poser en 2023.
Est-ce que j’ai le droit d’aller en expédition ; j’y étais en octobre 2022.
Est-ce que j’ai le droit de prendre l’avion pour aller faire des compétitions partout dans le monde ?
Est-ce que je dois tout faire à vélo ?
En somme, est-ce que je peux continuer comme avant ?
7/11. Les réponses à ces questions doivent-elles être abordées sous l’angle autorisation/interdiction ? Je ne pense pas.
Doit-on plutôt réfléchir en termes d’impact futur de nos actions actuelles ?
En d’autres termes, ne doit-on pas se demander si ce que nous faisons aujourd’hui ne va pas conditionner ce que nous pourrons faire demain ?
8/11. J’aimerais beaucoup aller en expédition deux fois par an, vivre pour mes seules performances sportives en alpinisme.
Je rêverais de vivre l’émulation alpine et himalayenne des années 80/90, courir après les premières, faire des big walls partout.
9/11. Ces pratiques de la fin du XXe siècle, tout en étant attirantes, me semblent limiter fortement mon avenir.
Dès lors, peut-on limiter l’étendue de nos rêves ? C’est une grande question.
Plutôt que rêver “moins”, peut-être devrais-je rêver “autrement”, rêver à d’autres façons de pratiquer mes passions.
Sinon, ne vais-je pas irrémédiablement vers quelque chose que je ne pourrai pas assouvir ?
Que faire alors ? Parfois, la nuit porte conseil.
10/11. La science est porteuse d’une grande leçon : les limites de nos recherches sont toujours à tester, de même que leurs biais et leurs perspectives.
A mon échelle, j’aime questionner :
les limites de mes pratiques ; à ce titre, je préfère le terme de limite à celui d’impact, beaucoup trop général.
les biais que peuvent entraîner les changements de pratique.
les perspectives qu’ouvriront nos changements de façon de faire dans notre société.
11/11. Réfléchissons donc aux limites de nos actions dans le but de garder un territoire habitable.
A partir de ce souci des limites, ce sont de nouvelles réponses, plutôt que des questions, qui se feront jour.
Soyons modérés également. Les choses prennent du temps, c’est relativement normal. Les modèles de pratique (escalade libre, alpinisme en style alpin, etc.) dont nous rêvons encore, ont mis au moins 40 ans à se construire.
Pour en inventer d’autres, soyons patients, mais ne cessons pas de nous poser des questions.”
Xavier Cailhol
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Merci pour ce témoignage et ce questionnement ! Excellente idée de donner la parole à d'autres acteurs et actrices de nos territoires alpins !