La mémoire du torrent ou la prévoyance avant la résilience
Terres d'en-haut, territoires vivants (3/3). Après un printemps pluvieux, les premiers jours de l'été soumettent les Alpes aux épreuves du ciel. De ces drames locaux, on doit tirer enseignement.
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Les catastrophes naturelles sont aussi des catastrophes humaines. Les torrents en furie et les rivières grossies de l’Isère, des Grisons et du Valais, du Tyrol et de la Bavière nous enseignent que les aléas venus du ciel resteraient des chaos lointains… si l’extension des activités humaines ne vulnérabilisait pas nos mondes alpins au dérèglement climatique.
Contrairement aux torrents qui nous affligent, nous devons mettre les choses à plat et outiller nos réflexions en faisant un détour par l’histoire.
1/17. Le dérèglement climatique accroît des phénomènes bien connus dans les Alpes. Toutefois, leur répétition et leur intensité ouvrent à un monde inédit, beaucoup plus brusque contre des sociétés jamais aussi présentes dans l’espace alpin.
Si je ne doute pas du pragmatisme alpin, les mondes de la montagne risquent de devenir de plus en plus épuisants psychiquement. Pour certaines et certains, cela a déjà commencé.
Aujourd’hui, dans les Alpes, l’heure est au travail acharné des secours et des services d’équipement (pour éviter le pire) et au recueillement (en pensant aux victimes du Val Mesolcina, dans les Grisons).
Demain, on demandera des comptes aux autorités publiques, lesquels, à terme, devront entreprendre des travaux très coûteux au risque de l’augmentation des impôts et de la réduction de leur solvabilité auprès des banques. Or, le service de la dette est le pire ennemi des collectivités locales.
Après-demain, les assureurs constateront les dégâts, augmenteront les primes et se demanderont si cela vaut encore le coût d’assurer des biens situés en montagne (cela a commencé en Californie à cause des feux et en Floride en raison des tempêtes).
2/17. De mon côté, j’essaie de rendre compte de ce qui se passe dans les Alpes… même si, je l’avoue, les choses commencent un peu à s’accumuler ces derniers temps. Essayons de reprendre notre souffle et de prendre un peu de hauteur.
Aujourd’hui encore, on analysera les choses comme un tout, car économie, politique et société alpines fonctionnent ensemble, et ne sauraient être analysées indépendamment, comme dans un laboratoire ou un tableau statistique.
3/17. Dans tout l’Arc alpin, l’intensité des activités humaines a atteint un stade tel que tout est désormais lié. La moindre station d’altitude a désormais les caractéristiques d’une petite ville de montagne, avec des enjeux et des défis accrus par l’exiguïté des lieux, l’instabilité croissante des éléments et la gestion compliquée des eaux.
Voyons le cas de Zermatt en Valais. Sans atteindre le niveau dramatique rapporté par les médias, il mérite cependant qu’on s’y attarde.
4/17. Commençons par décrire ce qui se passe.
“Zermatt coupée du monde”, c’est un titre un peu racoleur que reprennent les médias du Plateau suisse. Sous fond de déréglement climatique, on assiste quand même à quelque chose de significatif, à savoir la rencontre brutale entre :
des aléas habituels (les torrents peuvent être furieux) ;
l’afflux massif et précoce de l’eau (orages et pluies abondantes, fonte accélérée des neiges, réduction historique des glaciers, accélération du débit) ;
des vulnérabilités matérielles hors-du-commun (extension du bâti de part et d’autre du lit de la Viège et canalisation bétonnée de cette dernière et des ruisseaux attenants).
5/17. Pour comprendre ce qui se joue en ce moment, essayons d’analyser l’aménagement de Zermatt au cours des 150 dernières années.
Plutôt qu’une ville d’altitude à étudier pour elle-même, Zermatt est un cas d’école alpin fort instructif pour nous toutes et tous. Ce haut-lieu peuplé de 5500 habitants cumule rente touristique, exposition millénaire aux risques naturels et vulnérabilité accrue en raison du dérèglement climatique.
Un lieu comme Val d’Isère (Savoie) mériterait une analyse assez proche, pour sa vulnérabilité liés à ses flancs extrêmement raides et à la stricte canalisation de l’Isère qui accroît et accélère son débit en plein centre de la localité.
6/17. Revenons en Valais pour observer Zermatt vers 1885, donc dans sa configuration aux premiers temps du tourisme. Au regard des enjeux hydrologiques, l’extension du bâti semble alors cohérente.
Tout d’abord, au premier plan, nous apercevons le S de la Viège qui sillonne une petite plaine cultivée et ponctuée, il me semble, de mayens. En cas de crue, l’essentiel est hors d’atteinte.
Au deuxième plan, en blanc, ce sont les premiers hôtels destinés aux clients fortunés et construits prudemment à distance de la Viège.
Dans le prolongement, on distingue le vieux village walser, de bois et de pierre, groupé, tassé au-dessus de la rive gauche de la Viège.
Enfin, au troisième plan, on est frappé, comme à l’accoutumée, par l’iconique Cervin. À ses pieds, on aperçoit les V des vallées secondaires, dont les torrents multiples nourrissent la Viège.
7/17. Un siècle et demi plus tard, nous pourrions faire un petit-jeu à qui trouvera la Viège en premier ! J’ai cherché, je l’ai trouvé, et vous ?
8/17. À destination des petits yeux, voici une photo aérienne datant de 2000. Autrefois à distance respectable de la Viège, le village (devenu petite ville) enjambe désormais le cours d’eau et se trouve traversé par d’autres ruisseaux secondaires.
9/17. Le bâti a littéralement colonisé toute la plaine sécurisante de Zermatt. Enjambée, canalisée et corsetée, la Viège n’a droit qu’au tracé choisi par les humains. Ceux-ci ont décidé de construire précisément… là où ils sont en danger.
10/17. Avant le tourisme de masse (disons, avant 1945), les villages d’altitude étaient systématiquement placés en surplomb ou en retrait des torrents et des ruisseaux. En aval, les lits majeurs des rivières et des fleuves, les plaines et les lacs étaient les lieux élus de la compensation des eaux des Alpes.
Depuis le XIXe siècle, au moyen de “corrections”, nous avons canalisé l’essentiel des lits de nos rivières et de nos fleuves au profit de nouvelles cultures. Plus tard, sur les terres conquises, on a vu s’étendre tout un bâti industriel et/ou résidentiel, avec tout le réseau de transports nécessaire.
11/17. En Valais, on connaît bien les corrections du Rhône dont l’importance des travaux retiennent toujours l’attention de l’auteur de ces lignes. Côté français, on engagea la correction de l’Isère, notamment à hauteur de la confluence avec l’Arc.
Jusqu’à un certain point, le génie civil emporte la victoire.
Cependant, quand un puissant aléa naturel et une grande vulnérabilité humaine se rencontrent, une commune, une vallée voire une région font face à un risque majeur. Pourquoi ? Parce que le développement du bâti à proximité du cours d’eau a rapproché les habitants et les biens du danger dont on voulait se prémunir.
12/17. Au-delà d’un certain volume d’eau, plus on canalise, plus l’effet-entonnoir augmente les risques si une partie du dispositif cède.
Non seulement les eaux canalisées vont plus vite, mais elles ne disposent plus de zones de compensation “naturelles”. Les zones “conquises” par les humains restent les seuls “débouchés” possibles.
Heureusement, en Valais, le génie civil tient encore la corde. On a une pensée pour celles et ceux qui se sont démenés sur le terrain.
13/17. Pour répondre à ce défi d’importance inédite, certains valorisent parfois la notion d’agilité, sœur d’un concept un peu galvaudé : la résilience ou “capacité à résister un choc”. En soi, l’idée est intéressante, mais cet anglicisme tiré de la métallurgie ne peut faire tenir un territoire dans la durée.
Aux territoires (considérés comme des individus), on fait porter la responsabilité de leur rebond et de leur survie sans jamais questionner les raisons historiques pour lesquelles ils sont en position de vulnérabilité.
Ce courant de pensée lissé sur le présent (donc en opposition radicale avec l’histoire des Alpes) s’inspire, en partie, des théoriciens américains du leadership désorienté par le champ de bataille.
14/17. Le problème des sottises américaines, c’est qu’elles sont plus résistantes que l’intelligence européenne. Allez, j’ose le dire : les mots à la mode sont les cimetières de l’indépendance d’esprit.
L’une de ces sottises trouve sa synthèse dans un acronyme : notre monde serait un “VUCA world” (pour Volatile, Uncertain, Complex et Ambiguous) au sein duquel seuls les agiles seraient aptes à tirer leur épingle du jeu. Quant aux autres…
Cette théorie repose sur une défaite de l’esprit : le monde serait un chaos, un “tous contre tous” dont personne ne serait responsable et dont certains pourraient tirer parti. Enfin, parce qu’il nie toute origine humaine à la volatilité et à l’incertitude de notre monde, le “VUCA world” nous empêche de le rendre meilleur. En cela, c’est aussi une défaite éthique.
15/17. En raison de ce type d’idées managériales infusées dans le gouvernement des territoires (“ça finira par passer car c’est toujours passé”), des villes et des vallées de montagne, mais aussi de nombreuses hautes-terres réagissent trop souvent au lieu de plancher sur un projet de territoire sincère, hardi et traduisible dans des actions concrètes.
Quand on n’affronte pas les questions structurelles liées à son développement, à savoir la formation historique de son territoire, ses forces et ses dépendances, on ne se prépare pas à l’extraordinaire mouvement que le dérèglement climatique va faire peser sur les écosystèmes alpins.
Or, les signaux épars commencent à faire série : ils s’accumulent désormais pour former un faisceau de preuves. Les Alpes bougent et changent, quelque chose se passe et cela nous dépasse. L’essentiel du temps se passe comme avant, puis sans crier gard, les choses s’accélèrent brutalement et nous prennent de cours.
La montagne sera de plus en plus une succession de répits et d’à-coups brusques.
16/17. Dans ce contexte, peut-on :
encore gérer les aléas “naturels” comme avant sans imaginer un moratoire sur les unités touristiques nouvelles ?
encore augmenter les lieux d’habitations sans réfléchir à l’habitalité d’un lieu ?
encore croiser les doigts pour un hiver enneigé sans imaginer un écosystème plus large ?
encore investir dans la rente hivernale sans réinvestir une partie des gains dans des projets d’avenir ?
17/17. Je comprends et partage les inquiétudes du secteur touristique mais combien de centaines de millions d’euros et de francs sont dépensés pour retenir à soi le temps vrombissant des décennies dorées ?
L’avenir dira si la main touristique sera aussi gagnante qu’au siècle précédent. Sans réel projet de territoire, hardi et sincère, le pari est culotté, voire bravache. Il faudra se demander si les compagnies d’assurance et les banques accepteront de le prendre.
J’ai été trop bavard. Alors, en guise de conclusion, je n’aurais que trois mots à prononcer : “Projet de Territoire”.
A très vite, car on ne se quitte plus :-)
Séverin Duc
L'Histoire ou comment accompagner le changement dans les Alpes
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