Leçons autrichiennes. L'autre versant des choses
Écrire sur les Alpes suppose une grande prudence, et une grande honnêteté. Veut-on leur faire dire quelque chose ou bien prendre le temps de les écouter ?
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Écrire sur les Alpes suppose une grande prudence, et une grande honnêteté. Veut-on leur faire dire quelque chose ou bien prendre le temps de les écouter ?
La première démarche trouvera le plus facile des protocoles. On a une vision du monde, on pose son regard sur les Alpes, et on y parachute ses idées “prêtes-à-porter”. Ici comme ailleurs, la paresse aura simplifié le jeu sans autre résultat que l’illusion infantile de la maîtrise du réel.
La deuxième démarche est autrement plus complexe. Pour cette raison, elle est à la fois plus gratifiante et plus honnête. On déplie une carte des Alpes, on observe mutiquement le labyrinthe des vallées et hautes-terres, on essaie de comprendre ce qu’il s’y passe et ce qui nous échappe.
1/11. Ouvrons la Carte Michelin de l’Autriche au 1/400 000, sur laquelle 1 cm vaut 4 km. D’emblée, on s’aperçoit que les Alpes autrichiennes sont prises en étau entre l’Allemagne et l’Italie.
À son point le plus étroit, le Tyrol n’est large que de 40 km : le temps d’une vallée en U, les Allemands tiennent la crête nord (on est à Garmisch-Partenkirchen) ; les Italiens tiennent la crête sud (c’est le col du Brenner) ; en contrebas, voici l’Autriche réduite à la ville d’Innsbruck.
2/11. Comme souvent dans nos Alpes (hormis en Suisse), le découpage territorial s’oppose aux logiques historiques de longue durée.
Les montagnes semblent (parfois) réduites aux grandes ambitions des pouvoirs centraux, qu’il s’agisse de se faire la guerre ou de capter des parts de marché aux voisins. Ce faisant, de nombreux territoires alpins tournent le dos à leur histoire, sans que leurs populations ne s’en rendent toujours compte.
3/11. Prenons l’exemple de la Savoie annexée à la France en 1860. Longtemps, elle a partagé un destin commun avec la Vallée d’Aoste et le Piémont, via les cols du Petit Saint-Bernard et du Mont-Cenis. Au cours de longs siècles, le duché de Savoie a été gardien des cols alpins (de “Pass-Staat”, littéralement un “État-col”).
Aujourd’hui, à quoi peut prétendre la Savoie ? Plus que des prétentions, parlons plutôt d’ambitions : tisser toujours plus de liens avec l’autre côté du versant, avec la vallée d’Aoste et le Piémont. Là est le cœur battant de la Savoie, sa très grande affaire pour ainsi dire.
On en reparlera, car la longue durée a ceci qu’elle peut se faire oublier, mais ne disparaît jamais. Cette carte est ici pour nous rappeler où se situent le centre de gravité et l’énergétique de la Savoie. Ni au nord bloqué par les Suisses, ni vers le sud trop lointain, mais bien, via les cols, dans la transversale Ouest-Est, de part et d’autre des Alpes.
4/11. Sur la très longue durée, c’est-à-dire presque un millénaire, le Tyrol a été aussi un Pass-Staat, un État gardien des cols du Brenner, du Rombo et de Resia, et maître de toutes les vallées qui y mènent. La force de la comté du Tyrol reposait sur Innsbruck au nord et Bolzano-Bozen au sud, deux villes prospères de leurs liens commerciaux entre Europe du Nord et Méditerranée via… les Alpes.
Brutalement, en 1920, on découpa le Tyrol et on mutila son histoire. Il n’était plus “de ça” et “de là” des Alpes. Les vainqueurs de la guerre repoussèrent la frontière sur les cols puis remirent le seul versant nord aux Autrichiens et le versant méridional aux Italiens. Soixante ans après la Savoie, le Pass-Staat tyrolien disparaissait à son tour. L’histoire cependant est têtue.
De part et d’autre du Brenner, certains cœurs battent toujours à l’unisson.
5/11. Résumons. Au moment où l’empire Habsbourg disparaissait, le Tyrol perdait sa propre logique, son point d’équilibre : il n’était plus un Pass-Staat, un “État gardien des cols”.
Il devenait le rempart fragile de la jeune Autriche face à l’Italie fasciste… tout en devant bloquer les logiques expansionnistes de l’Allemagne nationale-socialiste. La partie était perdue d’avance pour l’Autriche… annexée en 1938 à l’Allemagne hitlérienne. Ce fut l’Anschluss et l’entrée des nazis dans Vienne et… Innsbruck.
6/11. Après la chute du Troisième Reich, les frontières revinrent sur celles de 1920. Les deux Tyrol demeurèrent séparés par la frontière austro-italienne.
Comme la Savoie, le Tyrol est ce carrefour historique sommé de devenir une plaisante arrière-cour touristique.
Aujourd’hui, notre bien aimé canton des Grisons est le dernier Pass-Staat alpin. Le voici qui maîtrise cinq cols et toutes les vallées qui y mènent. La Suisse a cela d’intéressant qu’elle permet à ses territoires de s’appuyer sur leurs logiques de longue durée. Sans doute est-ce la meilleure des solutions pour les propulser vaillamment vers le futur.
7/11. Continuons notre voyage dans les Alpes autrichiennes. Qu’ont-elles d’autre à nous remémorer que nous aurions oublié dans nos reliefs francophones ?
À l’ouest du Tyrol, à la frontière orientale de la Suisse, une autre région autrichienne a une histoire riche d’enseignements : c’est le Land du Vorarlberg (chef-lieu Bregenz).
En 1919, pendant que le Tyrol était divisé entre Autriche et Italie, 80% des habitants du Vorarlberg se prononçaient en faveur d’une négociation en vue d’une annexion… à la Confédération helvétique ! Cette dernière s’y opposa, de crainte de créer un contentieux avec la République d’Autriche… et sans doute aussi pour des raisons économiques.
8/11. Comment en est-on arrivé là ? Grâce à l’excellent Dictionnaire historique de la Suisse, revenons un petit peu en arrière, si vous le voulez bien. Voici ce qu’en dit l’historien Karl Heinz Burmeister :
“Dès le XVIIIe siècle, une part notable de la population [du Vorarlberg] travailla pour des entrepreneurs textiles suisses. Au XIXe siècle, des Suisses contribuèrent à l'industrialisation du Vorarlberg. De nombreux ponts […] vinrent faciliter les communications […]. L'étroite collaboration internationale en matière de régulation des eaux du Rhin permit de remporter enfin des succès”1.
9/11. Bassin de main d’œuvre peu coûteuse à destination de la Suisse (et pour cela, très bien desservi grâce à des capitaux helvétiques), le Vorarlberg se vit cependant refuser pudiquement l’annexion à la Confédération. Le petit Land autrichien était sommé de rester un capital humain à disposition des fabriques suisses:
“Lors de la grande crise (1929-1932), la Suisse offrit son aide (comme déjà durant le conflit mondial), mais à condition que le Vorarlberg détruise une partie de ses métiers à tisser mécaniques, qui concurrençaient l'industrie textile de Suisse orientale. Après la Deuxième Guerre mondiale, les relations entre la Suisse et le Vorarlberg se développèrent. De nombreux frontaliers vinrent travailler en Suisse”2.
10/11. Ce mélange de certitude en sa propre force économique et de désir de profiter d’une main d’œuvre moins chère tout en la considérant comme méprisable me fait penser à un cas plus proche de nous.
L’histoire frontalière du Vorarlberg me rappelle même franchement la trajectoire de la Haute-Savoie… intégrée et subordonnée aux réseaux économiques de la puissante ville de Genève.
La Haute-Savoie et le Vorarlberg sont attirées par une telle forge économique… qu’ils risquent toujours de perdre leur identité particulière. Dans les deux cas, mais pour des raisons différentes, on repère une position du faible au fort et un désir (assumé ou inconscient) d’intégration politique.
11/11. Depuis quelques années, nous assistons au formidable développement du Léman Express... mis au service du “Grand Genève”.
Jamais le réservoir de main d’œuvre haut-savoyard n’a été aussi bien connecté au bassin d’emplois genevois. Même la liaison Evian-Saint-Gingolph est en voie de réhabilitation ! Jamais aussi les Suisses n’ont autant acheté de foncier haut-savoyard. Plus que jamais, la Haute-Savoie s’est auto-provincialisée à la métropole genevoise.
Par une ironie de l’histoire (mais pas si illogique), c’est précisément à ce moment que l’Agence Savoie-Mont-Blanc, trait d’union touristique et culturel entre la Savoie et la Haute-Savoie, et sans doute une des plus belles réussites de coopération alpine depuis des décennies, est parvenue au stade de sa dissolution.
Au soir du premier article de ma nouvelle série Leçons autrichiennes, que voulais-je prouver ?
Sans nul doute, les défis qu’on vit ici ou là dans les Alpes, eh bien, souvent d’autres les vivent, à leur façon, avec leur histoire, leurs blocages et leurs solutions. Il faut donc franchir les cols pour les découvrir et en tirer d’utiles leçons.
Ensuite, il n’est pas simple de réfléchir posément quand son propre territoire est pris dans des logiques concurrentes. Parfois l’histoire permet de retrouver son souffle et de garder la tête froide. Avec elle, le temps joue pour nous.
Enfin, la plus belle réussite que les Alpins peuvent s’offrir entre voisins, ce sont des coopérations sur un pied d’égalité, avec le plus franc souci du respect de l’autre.
Je pense à la superbe Fête des Alpes d’ores et déjà programmée au col du Petit-Saint-Bernard, le 23 juin 2024.
J’ai hâte !
Séverin Duc
Karl Heinz Burmeister, “Vorarlberg”, trad. Pierre-G. Martin, Dictionnaire historique de la Suisse, en ligne (https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/007141/2013-07-30/).
Idem.
J'adore, en particulier la notion de « Pass-Staat », le coup de la destruction des métiers à tisser contre aide économique (c'est surement plus subtil aujourd'hui...), la citation « Plus que jamais, la Haute-Savoie s’est auto-provincialisée à la métropole genevoise », l'ironie de la fin de Savoie Mont Blanc (je trouve pas ça drôle) et la date de la fête des Alpes que je note dans mon calendrier!
Et tout ça me fait aussi penser (et je te soumets l'idée quand tu auras un moment) à l'histoire du Caucase, vue du coté de la Georgie que j'ai découvert cet hiver et qui est passionnante en tant que Pass-Staat pour le coup, mais aussi du coté Russe, voire Azerbaïdjanais ou même Arménien...