La clé du territoire ou comment créer l'entreprise alpine du futur
Innover dans les Alpes (4/4). Aujourd'hui, nous parlons grandes tendances et projets locaux, territoires productifs et cultures innovantes, produits et services d'avenir, bref des Alpes en mouvement !
Analyser, conseiller, communiquer dans les Alpes
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Il y a quelques mois, Koen de Leus (économiste principal chez BNP Paribas Fortis) et Philippe Gijsels (stratège principal au sein de ladite banque) publiaient à Bruxelles un ouvrage d’une grande qualité :
Les cinq tendances de la nouvelle économie mondiale. Investir en période de superinflation, d’hyperinnovation et de transition climatique1.
Si le titre est un petit peu réducteur voire un tantinet racoleur, dans les faits, après 470 pages de lecture d’un texte fouillé et intense, les analyses se révèlent extrêmement précieuses.
1/14. Cinq tendances mondiales sont mises à l’étude, identifiées comme porteuses de changements profonds et de risques tangibles, mais aussi d’opportunités à saisir (on ne se refait pas !) :
Innovation et leviers de productivité (nouvelles technologies, révolution numérique et gains de productivité).
Climat fragilisé (risques climatiques, catastrophes et croissance).
Nouvelle mondialisation (fragilité de la mondialisation et multiglobalisation).
Dettes croissantes des pays développés et émergents.
Vieillissement des populations (impacts sur la croissance et la productivité, les taux d'intérêt et l'inflation, le marché des actions et l'immobilier).
2/14. Aucun de ces cinq tendances mondiales ne sont étrangères aux Alpes du futur. Je pense notamment aux liens étroits entre les différentes transformations de nos sociétés et le financement de ces changements.
Cela dit, le point de vue de nos banquiers doit être mis en perspective avec nos enjeux proprement alpins.
Pour ce faire, je vous propose de découvrir ensemble un article extrêmement intéressant de Federica Corrado (professeure associé Politecnico de Turin), paru dans un excellent ouvrage collectif (Les Alpes productives).
Cet article prend le nom (fort académique) de “Trajectoires de la production dans les Alpes italiennes, entre marginalités et nouvelles centralités”2.
3/14. Dans les Alpes italiennes, Corrado observe “la désagrégation d’un modèle de production traditionnel centré sur une monoculture de pratiques et de politiques (qu’il s’agisse de l’industrie manufacturière ou du tourisme) au profit d’une économie axée sur des multifacteurs productifs”3.
Cette phrase est un don du ciel, tant la “monoculture de pratiques et de politiques” a conduit, notamment en certains lieux touristiques alpins, à une monoculture de la pensée économique.
4/14. À titre de comparaison, le cas des monocultures ultramarines est riche d’enseignements pour nos Alpes. La crise actuelle du secteur du cacao montre que la spécialisation d’un territoire est extrêmement dangereuse.
Pour Alexis Bienvenu, gestionnaire de fonds à La Financière de l’Échiquier:
“Il suffit alors d’un grain de sable dans le système, en l’occurrence de pluie ou de vent, pour le perturber totalement puisque tous les arbres n’en sont finalement qu’un seul. La crise du cacao révèle ainsi en creux les risques inhérents à la monoculture et à l’industrialisation du vivant”4.
“Une recette bien connue existe pour remédier à ces maux, industriels comme agricoles : la durabilité. Complexe à mettre en place, coûteuse au départ, politiquement difficile à assumer, elle permet pourtant de maximiser la rentabilité à long terme”5.
5/14. Cette analyse financière confirme une chose : ce seront les banquiers et les assureurs qui finiront par challenger les rancheros spécialisés dans le tout-ski. Tôt ou tard, certaines entreprises perdront les garanties financières qui, de tout temps, ont amorcé la pompe de la spéculation immobilière.
À l’échelle des territoires spécialisés dans le tourisme (hivernal), l’assèchement du crédit, l’augmentation des taux d’intérêts et des primes pourraient frapper d’obsolescence des modèles d’affaires qui reposent sur l’accès massif aux liquidités extérieures.
À l’échelle de l’Arc alpin, on pourrait observer un redéploiement des capitaux vers la prévention/réparation des risques climatiques et la prise en charge d’une population toujours plus âgée. Là, il ne faudra pas perdre de vue l’expansion du service de la dette.
6/14. Heureusement, les territoires mono-cultivés ne constituent pas la majorité des Alpes, bien au contraire.
Mais alors de quoi se composent les territoires productifs alpins ? Pour y répondre, Federica Corrado propose de dépasser le vieux schéma alpin hérité du XXe siècle, lequel découpait les espaces économiques en fonction de leur altitude, entre :
les hautes-terres tantôt marginales (agriculture sous perfusion) tantôt productivistes (tourisme sous pression).
les pôles industriels en vallée (parfois prospère, parfois en crise).
les villes de services (bénéficiaires de l’exode rural, mais interchangeables).
7/14. À partir de là, Corrado catégorise les nouveaux territoires alpins en fonction de leurs futurs économiques possibles :
les Aires internes, appelées autrefois “marges” et “perdantes”, désormais terres rurales capables de “renaissance”.
les territoires à la jonction de l’urbanité et de la ruralité, ces lieux autrefois ruraux qui, par l’extension du bâti, sont proches des centres urbains.
les territoires des vallées alpines, comme les chapelets dynamiques de la vallée valaisanne du Rhône (Brigue-Sierre-Sion-Martigny-Monthey) ou de la conurbation savoyardo-iséroise (Chambéry-Pontcharra-Meylan-Grenoble).
8/14. Le travail de Corrado montre que la variété des territoires alpins appelle une variété de réponses entrepreneuriales.
Or, nous vivons dans un monde où tout semble devoir partir des désirs du “moi de l’entrepreneur”. C’est peut-être vrai dans une grande métropole. Dans les Alpes, c’est différent. Du fait de la configuration des lieux, tout n’est pas possible partout et tout le temps.
Autrement dit, si nous ne nous demandons pas où nous développons notre projet entrepreneurial, celui-ci risque d’être hors-sol, privé de la vitalité de ses “racines territoriales”. Chemin faisant, on ne sera pas branché sur les sources de plus-value de notre territoire d’origine.
9/14. Plutôt que de parachuter le monde sur les Alpes, essayons de nous projeter vers le monde à partir de nos Alpes. Cependant, soyons à l’écoute des tendances “macro” évoquées plus haut, puis voyons comment elles se déploient dans les Alpes et quels types de productions/services pourraient voir le jour pour répondre aux nouvelles demandes.
Avec cœur, fondons notre entreprise qui prospérera dans les Alpes… parce que créée dans les Alpes. Plaçons-la à la jonction des différents types de territoires alpins. Ce faisant, le projet sera à la fois prudent (on tournera le dos à la spécialisation), vertueux (on reliera les territoires) et profitable (on captera différentes sources de richesse).
10/14. Prenons l’exemple du vieillissement des populations, qu’il s’agisse des habitants alpins de longue date, de retraités y déménageant ou bien des clients en quête d’une expérience touristique “slow”.
C’est en prenant en compte l’âge des clients qu’on cessera de vendre des montagnes sportives à outrance à des clients qui ont… soixante-dix ans !
Blague à part, que faire ? Comment prendre en compte le vieillissement des populations locales, des clientèles touristiques… et du bâti ?
11/14. Tournées vers le futur et le bien public (oublions les “lodges” destinés à des élites auto-bunkerisées), des entreprises innovantes de construction en montagne pourraient utiliser des matériaux modernes imaginés et produits efficacement dans les vallées alpines (car proches des voies de communication rapides et des bassins d’emplois).
De plus en plus, les banques préféreront co-financer des projets de territoire durables plutôt que des systèmes rentiers à bout de souffle. Elles verront d’un bon œil des entreprises qui produiront dans les Alpes des matériaux novateurs et durables, à la fois exportables mais aussi destinés à un marché local en expansion (le flot des baby-boomers à la retraite).
Cela dit, comment offrir des services et des logements de qualité à des habitants des Alpes de moins en moins jeunes ? Comment mieux accueillir une clientèle touristique qui suit le même trend ? Enfin, comment faire société en vallée et “là-haut” ?
12/14. À destination des habitants à l’année, on peut imaginer des logements intergénérationnels en vallée ou en montagne bien pensés et bien isolés du froid et du… chaud. Il s’agira de favoriser la cohabitation entre les seniors et les jeunes familles, afin de créer des environnements de vie solidaires autant que dynamiques, tout en valorisant le partage des savoirs et des expériences.
À destination de personnes âgés moins autonomes, on devra développer toujours plus des communautés de retraite modernes dans les vallées secondaires. Elles devront offrir des logements adaptés aux besoins des seniors ainsi que des services de soins de santé intégrés.
À destination de la clientèle de passage, je pense à des centres de bien-être dans les fameuses “aires internes” évoquées par Corrado. Là, on pourrait fournir tout une gamme de services adaptés aux attentes des touristes seniors, avec des activités de loisirs douces et des hébergements confortables et bien adaptés.
13/14. On pensera d’autant mieux les nouvelles formes d’habiter et d’entreprendre dans les Alpes qu’on aura réfléchi aux manières de “faire société” en prenant soin des autres.
On pourra s’appuyer à la fois sur un marché alpin ouvert aux innovations technologiques qui produisent du lien social et, bien évidemment sur les milieux associatifs et les réseaux de bénévoles.
Pourquoi ne pas imaginer des plateformes et des applications dédiées aux habitants des régions alpines ? On pourrait repartir des défis et besoins existants, à commencer par le poids de la distance, le challenge des liens sociaux et le manque de compétences de spécialistes.
14/14. Pour y répondre, on pourrait imaginer une plateforme d’entraide alpine et d’échange de compétences. Elle coordonnerait l'aide entre les membres d’une communauté (locale ou pluri-valléennes), fournirait un soutien mutuel en cas de situations d'urgence ou de difficulté, bref on verrait là un réseau mobilisant des ressources (im)matérielles au service du bien commun.
Immédiatement, on pensera, par exemple, à fonder (et co-financer) une plateforme de télé-médecine à destination prioritaire des personnes âgées en montagne, et coordonnée depuis la vallée. On ne remplacera jamais les consultations physiques, mais on rendra les mailles du filet plus étroites pour les plus affligés par la maladie ou les moins mobiles entre nos territoires alpins.
Au soir de notre série sur l’innovation des Alpes, vous l’aurez compris, nous pourrions parler des Alpes du futur pendant des heures !
Sans même aborder les enjeux de la (multi)mondialisation, on s’est retrouvé à parler de territoires productifs, de vieillissement de la population, d’offres touristiques, de challenges climatiques, de nouveaux bâtis, de soin des anciens et d’innovation numérique au service du bien commun.
Rien qu’avec cela, je crois qu’on a du pain sur la planche ! Et c’est cela qui est très chouette.
A ce propos, pourquoi ne pas imaginer les Alpes comme un mouvement perpétuel autour d’un centre de gravité bien identifié : l’intelligence au service du travail bien fait ?
À bientôt,
Séverin Duc
Analyser, conseiller, communiquer dans les Alpes
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Koen de Leus et Philippe Gijsels, Les cinq tendances de la nouvelle économie mondiale. Investir en période de superinflation, d’hyperinnovation et de transition climatique, Bruxelles, Racine, 2023.
Federica Corrado, “Trajectoires de la production dans les Alpes italiennes, entre marginalités et nouvelles centralités”, dans Roberto Sega et Manfred Perlik (dir.), Les Alpes productives. Renouveler l’industrie alpine pour repenser le futur du massif, Grenoble, PUG, 2022, p. 203-217.
Federica Corrado, art. p. 213-214.
Alexis Bienvenu, “Chaos sur le cacao”, Allnews.ch, 11/04/2024.
Idem.