Comment bien vivre dans les Alpes de demain ?
Stratégie alpine (4/4). Nous montrons pourquoi et comment les montagnes peuvent remettre la main sur leurs récits collectifs. L'enjeu est de taille : rendre le futur désirable dans nos Alpes !
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Pourquoi certains territoires ou certaines entreprises parviennent à transformer le réel en traçant des chemins audacieux ? Comment se fait-il que certains collectifs ouvrent des voies désirables par le plus grand nombre ?
Tout esprit pionnier, tout désir d’innovation naît d’une frustration. Cependant, il en fait quelque chose de constructif en recherchant les voies possibles vers un futur meilleur, vivable et désirable, fut-il différent du confort passé.
Autrement dit, les régions et les entreprises alpines les plus vivantes, robustes et prospères seront celles qui auront rassemblées leurs forces collectives et les auront orientées vers un futur vivable, donc désirable.
Mais comment faire ? A première vue, la tâche semble insurmontable.
1/8. Pour commencer, il faut accepter que notre futur ne sera ni similaire ni totalement différent de notre passé ; autrement dit que le temps est une matière sujette à un travail permanent. Sinon, je ne vois pas trop l’intérêt de vivre une vie déjà vécue ou écrite par d’autres.
Ensuite, il est indispensable de prendre conscience combien les discours sur le futur sont largement monopolisés par les apôtres du retour sur le capital investi et les prophètes d’apocalypse. Anxiogènes, ces deux groupes sont à la fois antagonistes et co-dépendants.
Nous méritons tellement mieux que leurs narrations. Nous méritons un futur beau et désirable, fut-il traversé de challenges, de défis et de dangers inédits.
Nos bien-aimées Alpes, comment les laisser tomber ?
2/8. La science a ceci d’intéressant que ses tiroirs regorgent de mots dormants. Parfois, il faut aller les réveiller (en douceur), les interroger (calmement) et, finalement, en rendre en compte (clairement).
Dans un de ces tiroirs, on retrouve le concept d’entropie. A première vue, il ne parle qu’aux spécialistes. Après examen, il est d’un franc renfort pour dessiner de nouveaux récits dans les Alpes.
Faites-moi confiance.
Commençons donc par le définir. L’entropie caractérise le lien entre l’augmentation de la chaleur et le degré de désordre de la matière.
Dans le cas d’une entropie basse, le froid immobilise les énergies, donc la mobilité de la matière. Par exemple, les parois friables de l’Eiger sont tenues par le gel permanent de l’eau infiltrée. Dans le cas d’une entropie haute, plus il fait chaud, plus les énergies augmentent. La conséquence ? La matière devient de plus en plus instable, mouvante et destructrice.
C’est pourquoi on préfère escalader l’Eiger en hiver plutôt qu’en été.
3/8. Physicien de renommée internationale, Carlo Rovelli livre une description des dynamiques de l’entropie. Elle est en tout point éclairante :
“Le bois ne brûle pas tout seul. Il reste longtemps dans son état de basse entropie, jusqu’à ce que quelque chose lui ouvre une porte qui lui permet de passer à un état d’entropie plus élevé”1.
Puis, Rovelli passe habilement du bois aux montagnes :
“De grandes régions restent coincées dans des configurations qui demeurent ordonnées, puis, de-ci de-là, de nouveaux canaux s’ouvrent à travers lesquels le désordre se propage. […] L’univers entier est comme une montagne qui s’écroule petit à petit. Comme une structure qui se défait graduellement.”2
4/8. Les mots sont la clé, vous l’aurez compris.
En société comme face au futur, tantôt les mots emprisonnent et bloquent, tantôt ils libèrent et unissent. Bien employés, ils aident à donner du sens à ce qui intimide. Dans la foulée, ils ouvrent le passage à l’action. Et puis, comme les mots sont toujours adressés à quelqu’un, le passage à l’action n’est vertueux que s’il est collectif.
Dans les Alpes, une entropie haute signifiera que les montagnes seront de moins en moins une matière stabilisée. Depuis quelques années, tout observateur attentif sait que les masses alpines ont déjà commencé à remuer.
Pour reprendre Carlo Rovelli, notre monde alpin est de plus en plus “un réseau d’événements”3 déstabilisants. On aura beau multiplier les filets anti-chutes de pierre et les canons à neige, la montagne va se rendre de plus en plus indisponible à nos désirs de contrôle.
Heureusement, un monde moins disponible ne veut pas dire qu’il est moins vivable.
5/8. Pour “bien vivre” dans les Alpes de demain, il faudra apprendre à “faire avec” ; c’est-à-dire retrouver le goût du possible plutôt que du “garanti à vie + 100% remboursé”.
Cela me fait penser au “cerf de Jefferson”.
Dans son formidable Journal des Cinq saisons écrit depuis sa vallée du Yaak (Montana), l’écrivain américain Rick Bass rappelle l’anecdote relative à ce fameux cerf. Thomas Jefferson l’aurait domestiqué pour “marquer […] l’esprit de ses visiteurs européens comme le symbole d’une Amérique farouche et insatisfaite”4.
Cependant, ce fut un échec. Le cerf se refusait d’aller où Jefferson voulait qu’il soit (sur une colline, à la lisière de sa propriété). Tantôt, il disparaissait dans les profondeurs de la forêt ; tantôt, il venait se reposer sur la terrasse dallée de la véranda.
6/8. Le cerf de Jefferson dit un peu de l’histoire à venir de nos montagnes. Plutôt que de s’épuiser à maintenir des certitudes évanouies, nous avons le droit de nous poser la question suivante :
Comment “faire avec” une montagne qui change ? Notre tâche est de trouver des réponses en même temps que les mots justes pour les formuler. Je pense que le travail sera aisé tant ses objectifs sont porteurs d’espoir. En effet, quoi de plus beau que de réfléchir au “bien vivre” de demain ?
D’ailleurs, ce sera plus simple si on laisse enfin le cerf de Jefferson faire sa vie…
7/8. La clé n’est pas une énième invention.
La clé, c’est de réfléchir au modèle de société et au type de futur que nous désirons vivre dans les Alpes. Plus encore, quelles Alpes souhaitons-nous offrir à nos enfants et à nos petits-enfants ? Qu’est-on prêt à engager pour rendre cela possible ?
Pour commencer à répondre ces questions importantes, je propose les mots de montagne vivable et… vivante. Si la “durabilité” est un concept usé jusqu’à la corde, en revanche, la vie s’impose à tout le monde comme un bien suprême. Pour une vie bonne, je crois que tout un chacun peut agir et constituer des collectifs.
8/8. Promouvoir des Alpes “vivantes et vivables” est une façon aussi puissante qu’aisée de produire un consensus large. Qui ne veut pas vivre bien ?
Pour rendre nos Alpes plus habitables et bien habitées, les solutions audacieuses émergeront d’autant plus facilement que les habitants du lieu auront pris soin de s’unir.
Et là, en des temps troublés, je crois qu’on dispose du meilleur argument de promotion touristique !
Comment conclure cette article et cette série ?
Penser les Alpes comme des montagnes vivables et vivantes, mais aussi habitables et habitées, me semble crucial. Munis de ces concepts, on s’ouvre à l’espoir, donc au récit et à l’action !
A ce titre, toutes et tous ensemble, nous essayons de tisser des connexions inédites à travers les Alpes, de la France à l’Autriche, en passant par la Suisse et l’Italie. L’aventure est fabuleuse, et je ne doute pas qu’un jour je me permettrai de vous la raconter.
En attendant, portez-vous bien,
Séverin Duc
Analyser, conseiller, communiquer dans les Alpes
CV : https://www.linkedin.com/in/severin-duc/
Contact : severin.duc@backfuture.fr
Carlo Rovelli, L’ordre du temps, Paris, Champs Sciences, 2019, p. 188.
Ibid., p. 191.
Ibid., p. 115.
Rick Bass, Le Journal des Cinq saisons, Paris, Folio, 2018, p. 184.