La Religion de l'or blanc. La Montagne, le sacré et le canon à neige
Les dérèglements climatiques redéploient nos rapports au présent et à la vie, au futur et à la mort, donc au sacré. Les Alpes n'échappent pas à cette métamorphose. Il faut en rendre compte !
Le réel ressemble à ces cadres dorés des tableaux de maître. Vue de loin, la matière semble uniforme et compacte. Vue au microscope, on observe une succession de feuilles d’or apposées les unes sur les autres.
La navigation entre l’un et le multiple, l’évident et l’invisible, c’est le coeur de notre travail.
Notre tâche est de questionner ce qui se dérobe à l’entendement collectif : la semaine dernière, la formidable complexité des Alpes suisses, à l'écrit comme en podcast ; aujourd’hui, les structures portantes de nos imaginaires montagnards, à commencer par notre rapport (largement inconscient) au sacré.
Cet article déroutera plus d’un-e, mais quand Back/Future deviendra prévisible, c’est qu’il aura rempli sa mission. Et si celle-ci vous plaît, n’hésitez pas à cliquer sur le petit cœur juste au-dessus.
1/14. Il y a quelques jours, j’ai mis un peu d’ordre dans mes livres. Submergées par l’histoire, la philosophie et la littérature, la montagne et la nature étaient disséminées dans une forêt indescriptible. J’y suis entré pour les réunir à nouveau. L’opération a pris du temps, mais elle a été couronnée de succès.
Elles ont reformé leur assemblée envoûtante : Reclus répond à Morizot, Chollier à Rébuffat, l’Atlas historique de la Suisse à Rigoni Stern. Elle entretient un commerce agréable avec une petite république de philosophes : Deleuze, Guattari, Fanon, Nietzsche et Bachelard.
Dans ces conditions, il ne pouvait que se passer quelque chose.
Dimanche soir, il s’est passé quelque chose.
2/14. Ce “quelque chose”, c’est une rencontre avec une autre étagère : celle des 12x18. Pour la première fois depuis longtemps, l’un d’eux attire mon œil : Qu’est-ce que le religieux ? Religion et politique, publié sous la direction d’Alain Caillé, sociologue de Nanterre.
Je me souviens immédiatement pourquoi je ne l’ouvre jamais : la taille de la police navigue entre le 6 et le 7. Un scandale oculaire, d’autant plus scandaleux que le livre est très bon. Alors, je persévère, je feuillette et je suis récompensé d’un article intrigant : Les Hommes peuvent-ils se passer de toute religion ?
3/14. La religion n’est pas un sujet particulièrement glissant, du moment qu’on maîtrise ses définitions et ses enjeux. Hélas, la majeure partie du temps, on y va à coups de pioche et on commet de graves erreurs d’appréciation.
On confond le sacré avec les institutions qui le représentent. Ainsi réduit-on généralement le sacré aux seules religions du Livre et du Salut (judaïsme, christianisme, islam). Chemin faisant, on suppose que la séparation de l’Église et de l’État, notamment en France, aurait fait reculer la place du sacré dans nos vies.
Rien n’est plus faux.
4/14. Si le sacré ne disparaît jamais, le “retour du religieux” est, par conséquent, une illusion. On remarque seulement des changements d’intensité et de modes de déploiement. Mais de quoi ? Eh bien de ce qui fait l’essence du sacré : la crainte de la mort, la haine de Soi et de l’Autre, le sacrifice de boucs émissaires et la fascination pour la fin des temps.
Dans cette perspective, toute expérience politique nouvelle traduit une transformation du sacré : la Révolution française et son “sang impur qui abreuve nos sillons” ; le communisme qui prépare le Grand soir en purgeant la société ; le national-socialisme qui recherche ses mille ans d’existence en massacrant le peuple juif.
Ajoutons le “capitalisme du désastre” qui sacrifie les ressources planétaires sur l’autel des profits. Fasciné par la violence collective, il s’offre l’effroi d’une fin des temps en 4K et en direct.
(Entre chaque partie, j’ai décidé de mettre de jolies photos de montagne. Ce n’est pas du déni, mais un sens de la mesure, à la croisée de notre amour et de notre inquiétude pour les Alpes).
5/14. Comme l’Arctique, nos glaciers alpins sont visuellement menacés de disparition. Le dérèglement climatique qui afflige notre planète, et notre arc alpin, redéploie notre peur de la mort collective et individuelle. Or, toute impuissance face à la mort implique une recharge du sacré. L’éco-anxiété en est le symptôme.
Pour reprendre une idée développée par Henri Bergson, tant que les humains seront impuissants face à leur propre mort, le sacré et les croyances seront parmi eux. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, on atteint le stade suprême de la mort collective : notre planète-même semble en danger d’étouffement.
6/14. D’après un mot important de Friedrich Nietzsche, toute redécouverte de la faiblesse humaine réactive “le besoin de croyance” (Gai savoir, 347). Bien-sûr, on ne parle pas ici d’églises et de crucifix, mais de pratiques et de rites qui ménagent nos grandes et petites culpabilités.
Le dérèglement climatique, c’est la remise en question de l’individu tout puissant, ancré dans l’éternité défilante du présent. Désormais, le bonheur de l’individu semble possible à la seule condition de continuer de ruiner la planète.
Voilà, un paradoxe, un beau, comme on les aime !
(Respirons, malgré tout, car il y a de l’espoir, toujours).
7/14. En d’autres termes, alors que notre société demeure tournée vers la croissance économique exponentielle, on se rend compte que notre bonheur repose sur… la destruction tout aussi exponentielle de la planète. Cela gâche le plaisir de la consommation des objets terrestres et… de l’espace aérien.
Avons-nous été leurrés. Si oui, par qui ? Inversement, si sommes-nous responsables, ne serions-nous pas aussi coupables ?
8/14. On prend conscience que l’environnement (“ce qui nous environne”) est une fable, une croyance. Nous “sommes” l’environnement ! Manifestement, si nous souffrons de la chaleur comme l’environnement lui-même, c’est que ce dernier n’existe pas et que nous sommes une seule et même chose. Chère aux religions du Livre, la distinction humain/non-humain n’est plus le socle de nos certitudes.
Alors, que faire ?
Chez certain-es, on observe une renaissance de l’abnégation judéo-chrétienne : le mépris de soi en tant qu’individu “pollueur”, le refus de la voiture, de la mobilité aérienne et/ou de la viande, etc. La notion de “sobriété” n’est qu’un ultime avatar de l’angoisse puritaine. Enfin, au sein d’une minorité, le refus d’avoir des enfants pour des raisons climatiques ressemble à une sorte d’autosacrifice : si le futur est mort, autant ne pas donner la vie.
(A ce stade, je n’ai pas le choix, il faut que je poste un chaton, sinon je perds tout mon lectorat).
9/14. Dans nos montagnes, le travail souterrain des inquiétudes dépasse de très loin ce que les administrateurs de la rente hivernale appellent le “ski bashing”. Je préfère le terme religieux de “bouc émissaire” : cet animal qu’on sacrifie pour refonder l’alliance avec nos dieux en colère.
A moyen terme, le modèle hivernal pourrait bien être éreinté moins pour ses limites économiques que pour ce qu’il incarne religieusement : l’idole détestée de la croissance, dopée au pétrole et nourrie de l’aménagement brutal des sols et de la captation sans fin des eaux.
10/14. Comment en est-on arrivé là ? Comment se fait-il que l’or blanc, disparaissant, soit devenu le linceul d’un drame à grande échelle : la fragilisation des sociétés alpines les plus dépendantes du tourisme hivernal ?
Pour y voir plus clair, il faut faire un petit retour en arrière.
(Avec ou sans cigarette).
11/14. Jusqu’au début du XIXe siècle, les montagnes étaient des repères de l’inaccessible. Elles occupaient le domaine ambivalent du sacré, celui de la “mort assurée” des orgueilleux et de la blancheur immaculée (les “neiges éternelles” !). Ce n’est pas pour rien que les croix peuplent les pics et les crêtes. Il fallait baliser la crainte.
Au XXe siècle, grâce au moteur à explosion qui soulève les avions et les hélicoptères, l’inaccessible se trouve à portée de main du premier urbain venu. Or, une des conditions du sacré est justement d’être intouchable.
12/14. Le tourisme hivernal signifie, pour large part, la déchéance du statut sacré de la montagne au profit d’un nouveau dieu : l’individu consommateur. “Sacrée”, la montagne a été finalement “conquise”, “soumise” et “exploitée” au profit de ce dernier. Récemment, dans la langue du Club Med, j’ai découvert l’expression “produit montagne”.
Ils ont dompté une déesse, et nous la vende enchaînée.
Cela m’a brisé le coeur de colère.
Depuis 70 ans, l’objet du culte s’est déplacé des pentes enneigés vers la courbe des profits. Les anthropologues savent bien, du reste, que la monnaie a des origines religieuses. Branché sur l’exploitation de la neige (une matière-première renouvelable année après année), le tourisme hivernal est frénétique.
13/14. Des années 1950 aux années 1990 (pour cette période, lire l’excellent livre de Guillaume Desmurs), la neige incarna une manne inattendue de la Providence. Celle qui repousserait la désertification de nos montagnes et remplirait les caisses des collectivités locales et de l’État. De l’argent… tombé du ciel !
La gestion de la Providence a été paradoxale. On a cru que cette neige et cette montagne étaient des dus, des dons sans contrepartie. Que la neige viendrait toujours, qu’on pourrait la noircir de nos pots d’échappement et la mettre dans des fossés, l’air de rien. Quant aux touristes eux-mêmes, leurs mégots peupleraient sans honte les couloirs de télésiège.
Tout cela était bien normal : la montagne, espace de transaction économique, n’était plus qu’une surface à exploiter.
14/14. Après les fruits faciles de la neige venue du ciel, la neige vint à manquer. Vient le temps du réchauffement, et la crainte de l’effondrement des idoles. Mais non, la courbe doit continuer de monter. Le profit mérite tous les sacrifices, à commencer par celle qu’on a toujours sacrifié : la montagne.
Forme d’habitude.
Après les sols bétonnées et les pentes sur-aménagées, il faut désormais capter les sources et les ruisseaux pour produire de la “neige de culture”, offrande ultime à la ligne de profits qui se nourrit, fidèle à l’idole du “capitalisme du désastre”, de la destruction de la nature.
Peut-être cet article semble pessimiste, mais l’intention est autre. Il ne s’agit pas de décourager. Au contraire. Au cours de ces dernières années, bien de nos représentations ont été bouleversées.
Plus tôt nous nous attèlerons à les recomposer, plus facilement nous saurons nous adapter, inventer, innover, mais aussi et surtout former des collectifs solides pour reformer une “alliance” plus saine avec nos montagnes.
La prochaine fois, nous repartirons dans les Alpes suisses là où, comme ailleurs, rien n’est perdu. De toute façon, nos montagnes sont trop belles pour ne pas se retrousser les manches.
En attendant, portez-vous bien.
Séverin Duc (Profil LinkedIn).
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