Qatar. Comment sortir du piège de l'émotion ?
Une histoire se fait sous nos yeux : dans une région complexe du monde, on assiste à l'émergence tapageuse d'un petit État aux grands moyens.
Pour comprendre la marche du monde et prendre de bonnes décisions, on a besoin de bonnes informations. Mais comment ne pas se faire happer par le flux médiatique ? Sous la coupe des émotions, ne risque-t-on pas de perdre le sens des choses et des proportions ? C’est là que gît notre vulnérabilité. Le manque de clairvoyance nous empêche de fixer un cap sûr et de prendre de bonnes décisions. Donc d’emprunter une route sereine et portante.
1/5. La question du Mondial au Qatar est un bon exercice de navigation. Comme tous les sujets brûlants, celui-ci est à double détente. D’une part, il soulève des questions environnementales et sociales dérangeantes, sans parler de la gouvernance. D’autre part, il met en lumière les fonctionnements de la machine médiatique et son business model.
Dans le dossier qatari, toutefois, le fond de l'affaire a pris la forme de son contenant, c'est-à-dire les news et les réseaux sociaux. Pour éviter de devenir cynique et y voir clair, comment faire ? Aucun contenu n’est neutre. C’est ce qu’apprend un historien dès sa prime formation.
Le business model de la nouvelle et du réseau social est le même : il est affaire de flux. Plus le flux est intenses, plus il est profitable. Par voie de conséquence, le flux doit sans cesse être… renouvelé pour dévaler la pente et nourrir le moulin à cash. Jusque là rien d'autre qu'une économie de la circulation.
Pour moi, le problème stratégique est ailleurs. Et il est autrement plus périlleux.
L'émotion négative est devenue l'énergie principale des nouvelles et des réseaux sociaux. Aucun événement n'échappe au tamis du jugement cynique et péremptoire. Même LinkedIn est envahi par le réflexe de l'invective. Or, tout ce qui nous fait perdre le contrôle de l’information (donc nous rive à l’écran) est bon à prendre pour le vendeur de contenus. Rimbaud aurait parlé de « bateau ivre » ; les humanistes du XVe siècle de « nef des fous ».
2/5. Quiconque est en charge d'une organisation (ou simplement de sa vie) doit affronter la fureur du monde à travers le bruit médiatique. Et c'est peu dire que les émotions nous submergent. Que faire de toutes celles qui restent là ? Doit-on les refouler ? À mon avis, pas du tout. Au contraire même ! Je suis intimement persuadé que c’est en affrontant ses émotions qu’on parvient à atteindre une forme de raison. C'est-à-dire une capacité de réflexion et une indépendance de décision.
Le Mondial au Qatar est un cocktail explosif d’émotions contradictoires. Raison de plus pour essayer de le domestiquer. Pour simplifier, on aime le sport mais pas l’esclavage. Comment désamorcer ce paradoxe qui nous piège et nous enferme ? Eh bien, en activant sa raison, et en la dirigeant vers notre source d’émotions : le Qatar lui-même. Autrement dit, si cet émirat gazier me pose problème, je dois me mettre à sa place.
Se mettre à la place de l’Autre, non pour le condamner (c'est de la justice) ou l’excuser (c'est de la morale). Plutôt pour comprendre que mon malaise est lié... au malaise du Qatar lui-même.
Pour éclairer ce chemin, je propose de convoquer de la géopolitique et de l’interculturel.
3/5. Que faire quand ma richesse est inversement proportionnelle à ma superficie (11 571 km²) ? Quand on est trois fois plus petit que la Région Normandie (30 627 km²), il est légitime d’avoir peur de ses voisins. À commencer par la puissante Arabie saoudite (2,15 millions km², quatre fois la France), alliée des USA. Je sais qu'elle me méprise, pense que mon indépendance n’a pas lieu d’être et que mon gaz doit lui revenir. Je sais enfin que, tôt ou tard, ce gaz, finira par se tarir. Pour moi, le Qatar, "Tick-tock" makes the clock !
Presque toute la politique extérieure du Qatar repose sur la peur d’être oublié et abandonné. Il lui faut donc passer vite à l’action, très vite, intensément, moyennant l'overflow des "gazodollars". En d'autres mots, la rente gazière met en branle la diplomatie d’influence du Qatar. Et nous le constatons, elle innerve certains pays et organisations occidentaux. Depuis vingt ans déjà, à travers les arts, le sport et les médias, l'émirat ne cesse de vouloir amener l’Occident à agir comme il le souhaite mais… sans jamais le contraindre.
À s'y mépendre, on croirait voir du soft power, pour reprendre le concept de Joseph Nye. Hélas pour le Qatar, celui-ci manque à presque tous les critères du soft power. Voyons le tableau ci-après. Ni "values", ni "culture", ni "policies" propres aux Qatar ne parviennent jusqu'à nos rives. En revanche les "payments" et "bribes" du Qatar se déversent dans les institutions et les entreprises. C'est à la fois beaucoup et bien peu. Plus encore, en suivant les critères de Nye, ces flux de capitaux renverraient plutôt à du "hard power" qu'à du "soft power". Est-ce que cela a fonctionné ?
4/5. Désormais, en 2022, le monde sait « placer le Qatar sur la carte ». La stratégie de l’émirat gazier a dépassé toutes les attentes de ses promoteurs. Ils ont porté leur petit pays sur le devant de la scène mondiale. Pour consacrer cette visibilité chèrement acquise, le Qatar s’est emparé de la plus grande scène du monde : la Coupe du Monde. La plus grande, mais aussi la plus complexe, la plus contradictoire et la plus... occidental. Entre sport, universalisme, corruption et politique. La suite nous la connaissons et nous y assistons tous les jours.
Quand on dîne avec l'Occident, il n’y a jamais de free lunch. Surtout quand on est le Qatar... Quand on essaie d'acheter un peu d'Europe, il faut s'attendre à ce qu'elle vous fasse porter un peu de son histoire et de sa philosphie, de la modernité, de son progressisme et de ses libertés.
Dit autrement, il est impossible de tourner le dos à l'Histoire européenne et à ses opinions publiques. Du moins celles et ceux qui font passer la mort de milliers d'esclaves avant les émotions de France-Australie.
5/5. Ce qui saute aux yeux, c'est l'utilitarisme tapageur de la relation Qatar-Occident. Au point qu'on se demande s'il existe vraiment une "relation". Contrairement au rapport amour-haine que l'Europe et la Russie entretiennent, rien ne vit, ne vibre avec le Qatar. Sa politique d'influence donne l'impression d'être aussi flamboyante qu'un feu de paille.
La troublante relation Qatar-Occident est une leçon pour toute organisation et tout preneur de décision. Pour devenir profitable et incontournable, un partenariat ne peut reposer sur les seuls investissements financiers. Même des intérêts bien compris ne suffisent pas à établir des relations saines et viables. Il faut plus. Il faut des rencontres, de vraies rencontres. Il faut des convictions partagées et du respect.
Bâtir ensemble quelque chose qui nous dépasse nécessite une vision stratégique, une vision de long terme. Peut-être même une vision historique, la seule qui permet d’ignorer le bruit médiatique et de mieux écouter notre monde.
#qatar #worldcup #histoire #culture #stratégie