Penser les Alpes qui viennent (2/3). À l'orée des temps nouveaux
Les Alpes françaises sont à l'aube d'une ère nouvelle. Un récit plus complexe et diversifié est train de se substituer à la vision unifiée de la modernisation. Il faut en rendre compte.
Savoyard, docteur en histoire et chercheur associé à Sorbonne Université, je suis
conseiller et conférencier auprès d'entreprises et de territoires à travers l'
Arc alpin.
Auteur de "
Les Alpes du Futur" (Editions inverse, 2024), je suis fermement convaincu que l'expérience historique est un formidable outil au service des territoires alpins.
Mon CV est
ici et mon offre
de ce côté-là :-) Pour en discuter, n'hésitez pas à m'écrire à l'adresse suivante :
severin.duc@backfuture.fr
1/14. Les Alpes dites “françaises” sont des montagnes fort jeunes. Avant 1860, les Alpes occidentales étaient l’épine dorsale du duché de Savoie-Piémont. Dans la longue durée, en l’absence d’Alpes vraiment françaises (hormis ses terres dauphinoises), l’État français n'a jamais développé une pensée alpine, encore moins une réflexion territoriale de grande ampleur avant le second XIXe siècle.
À la limite, pour la France, on pourrait dire que, depuis la Renaissance, les Alpes ont été une sorte d'étape vers l’Italie, un marchepied vers une politique plus grande, une voie d’accès à la Méditerranée. Si les Savoyards servaient à quelque chose à la France, c’était comme un tremplin pour ennuyer les Habsbourg, véritables maîtres de l’Italie depuis le XVIe siècle.
2/14. Prise en étau entre le Rhône français et le Pô des Habsbourg, la Savoie-Piémont a toujours hésité entre Paris et Madrid puis Vienne. Cette position a produit une politique de balancier à la mesure des avantages et des inconvénients procurés par les Alpes. Stéphane Gal a reconstruit remarquablement cela dans Histoires verticales. Les usages politiques de la montagne, XIVe-XVIIIe siècles.
Jusqu’en 1860, être un État vraiment alpin signifiait être un “Stato-passo”, un “État-col” tenant les points de passage d’altitude et les versants qui y mènent. En l’occurrence, être duc de Savoie puis roi de Piémont-Sardaigne signifiait unir Chambéry à Turin (un peu à la façon du canton des Grisons qui tient une partie des versants Nord et Sud des Alpes centrales).
Être la Savoie-Piémont, cela signifiait régler sa politique entre le laisser-passer des individus et des marchandises, moyennant des droits de douane, et, si nécessaire, bloquer/favoriser le passage des armées étrangères.
3/14. Nouvelle maîtresse du versant occidental des Alpes à partir de 1860, la France des années 1870-1890 n’aura cure d’être un Stato-passo. Face à l’Italie, la pensée stratégique des Français va droit au but : les Alpes sont élues frontières sud-est de la Franc. Elles doivent être suffisamment impénétrables pour faire perdre à l’Italie le goût d’une invasion.
Voilà donc une vision “franco-alpine” assez simple : un État puissant et centralisé veut tenir ses borderlands en y déployant son armée et toutes les infrastructures civiles nécessaires.
4/14. La mise en défense des borderlands alpins de la France est une histoire qui court de la décennie 1870 aux années 1945-1947.
Pendant cette période, l’armée française est le principal grand acteur de la modernisation des Alpes françaises. Bras de l’État central, l’armée participe aux recodage des vieilles Alpes savoyardes (dévolues au “passage”) en Alpes françaises (transformées en “espace de blocage”).
Pour en rendre compte, les travaux de Vincent Arpin sont lumineux et sont appelés à compter. En attendant sa thèse, je vous encourage à lire La création contrariée des troupes de montagne en France (1873-1875). En effet, qui dit politique de défense alpine dit… troupes de montagne :-)
5/14. En 1945, l’heure n’est plus aux rivalités absurdes mais à la reconstruction sous protection de l’OTAN. Pour les Alpes franco-italiennes, cela signifie une démilitarisation progressive. Les forts sont abandonnés progressivement et les troupes alpines réduites au minimum.
Si la fin de la Seconde guerre mondiale rebat les cartes en Europe, voici le temps d’un nouveau recodage des Alpes françaises. L’heure n’est plus à la compétition géopolitique mais au renforcement économique.
On passe de la mise en défense du relief alpin à la mise en exploitation de ses ressources hydriques : qu’elles soient liquides (l’hydroélectricité) ou solides (les sports d’hiver). Dans les Alpes, les étendards des Trente glorieuses claquent au vent : développement, modernisation, construction, production, planification.
6/14. Du point de vue de l’État central, la fonction des Alpes est simplement recodée pour servir toujours la même cause, toujours la même mystique : le renforcement de la France. En 1945, on devait redevenir fort économiquement pour remporter la bataille de la production.
Pour ce faire, il fallait développer une industrie puissante, donc énergivore (ainsi les barrages en montagne et le nucléaire en plaine). Or, le financement d’une politique ambitieuse passe par des devises fortes. On doit les capter. Comme la côte du Languedoc, les Alpes sont la cible d’une politique de grands travaux touristiques pour attirer les touristes européens et les faire dépenser un maximum.
Sur place, les Alpins sont habiles à capter les désirs du pouvoir central pour les transformer en opérations locales fructueuses. Vues comme des périphéries en déprise, nos montagnes sont convoquées pour se moderniser et s’enrichir. tout en participant à l’effort national.
7/14. Au cours des années 1950-1970, l’histoire des stations de ski françaises livre son chapitre le plus épais. Puis, les années 1980 se révèlent complexes pour l’écosystème alpin. L’État central relève des domaines en difficulté, notamment en Savoie, puis les réunit dans la Compagnie des Alpes, émanation de la Caisse des Dépôts et des Consignations.
Pour ces années, le codage touristique des Alpes françaises est extrêmement puissant. Les non-montagnards croient même que les Alpins passent leur temps à skier. Le récit est si puissant que les Alpins sont nombreux à tourner le dos aux autres saisons et aux autres secteurs économiques, notamment l’industrie. Enfin, si on convoque l’agriculture, c’est avant tout pour “territorialiser l’offre touristique”.
Le codage touristique des Alpes tirait sa force de la puissante promotion du “produit neige”. Lors des années 1990-2000, ce fut un succès impressionnant, au risque de bouchons interminables.
8/14. De nos jours, le récit de la mise en tourisme des Alpes ne parvient plus à coder nos futurs alpins, et nos discours, nos rêves et nos espoirs.
Mais pourquoi ?
9/14. Tout d’abord, j’ai envie de dire que le tourisme hivernal a réussi sa mission. Il a redoré le blason de la montagne, irrigué les vallées d’infrastructures, et bâti un écosystème prospère. En un mot, nos Alpes françaises sont désormais modernisées.
Longtemps, l’écart entre les externalités négatives de ce développement (exploitation de la montagne, culte de l’argent pour l’argent et oubli du bien commun) et la nécessaire modernisation a été supporté comme un mal nécessaire.
Quiconque disait le contraire était accusé de cracher dans la soupe.
10/14. Aujourd’hui, avec le dérèglement climatique qui frappe des Alpes hyper-modernisées, l’écart est devenu un grand écart, un écartèlement. A quoi bon vénérer la courbe de profit si le glacier fond ? Et si le glacier fond, la courbe ne va-t-elle pas s’effondrer en conséquence ?
Nos Alpes n’ont pas inventé cet écartèlement entre éthique, politique et économie. Celui-ci travaille toutes nos sociétés européennes.
Quand un récit collectif perd de sa puissance dans les Alpes, c’est qu’un recodage plus général est en constitution à l’échelle de l’Europe. Quand l’horizon alpin se brouille, c’est que les imaginaires européens font leur mue.
11/14. Dans les années à venir, ce ne sont plus les États voraces du XXe siècle qui dictent leur rythme aux Alpes mais le dérèglement climatique. De plus en plus, le changement d’échelles imposera sa marque sur nos Alpes sans totalement sortir, bien évidemment, du sillon de la longue durée. L’histoire est une matière tenace qui aime empiéter sur le présent.
Pour preuve, après 1945, les chasseurs alpins n’ont pas disparu des Alpes. On les a regroupés progressivement jusqu’à les retirer de la profondeur des vallées alpines. De même, le tourisme hivernal ne disparaîtra jamais, mais il se concentrera de plus en plus dans un archipel resserré de stations disposant de pistes au-dessus de 2000 mètres.
12/14. Je vous laisse prendre une carte des Alpes françaises, voir les altitudes et les expositions des domaines, et vous pourrez aisément détecter les premiers lieux touchés, le gros des troupes qui fera corps mais devra se rendre, enfin, les happy few qui transformeront la neige en or quelques décennies encore.
Si l’État a décidé qu’on pouvait retirer les chasseurs alpins de la profondeur des vallées alpines, il me semble évident que le tourisme hivernal est appelé à une profonde modification de structure à mesure que l’archipel hivernal sera grignoté par le haut (la fonte des glaciers) et par le bas (la remontée de la limite pluie-neige).
13/14. Le dérèglement climatique remet en cause nos certitudes économiques, sociales et politiques. Il déstabilise la solidité de nos points d’appui. Il remet en cause la foi en un avenir lisible, prévisible et contrôlable. Il divise aussi les communautés, parfois les familles.
Si le dérèglement est parfois brutal et traumatique (l’inondation de l’usine, le glissement de la route, la fermeture de la station), il est aussi éreintant psychologiquement. Combien de jours se passent dans les Alpes sans qu’il ne se passe rien mais avec le sentiment qu’il finira par se passer quelque chose ?
14/14. Quelle est notre prochain grand devoir ? Quel le prochain grand récit pour le réaliser ? Paradoxalement, ce grand devoir, l'État central ne se l'est pas encore avouée à lui-même. Il tourne en rond sur le pivot usé du XXe siècle : le développement économique.
Notre grand devoir du XXIe siècle, sa grande aventure aussi, ce sera l'absorption du dérèglement climatique. La grande affaire sera de maintenir l’habitabilité des Alpes en dépit du dérèglement climatique.
Il est préférable d’apprendre à discuter avec les invités destinés à rester. Le jeu en vaut la chandelle.
Les Alpes françaises semblent s’ouvrir à une troisième période de son histoire, donc à un nouveau recodage. Celui-remploiera de l’ancien, fera briller ses meilleures pièces mais il créera aussi du neuf.
La décennie 2020 peut se représenter comme un passage entre deux mondes. On assiste au tuilage chaotique entre le récit monolithique de la modernisation fracassante des Alpes et la multiplicité inquiète des imaginaires des temps nouveaux.
Qu’on le désire ou non, les Alpes vont devenir plus illisibles. On doit donc apprendre le nouvel alphabet proposé et imaginer une grammaire qui permette de communiquer avec elles.
Ce travail est indispensable si les Alpins veulent se comprendre réciproquement, et ne pas offrir le spectacle désolant d’une maison divisée.
En attendant, portez-vous bien.
Séverin Duc
Savoyard, docteur en histoire et chercheur associé à Sorbonne Université, je suis
conseiller et conférencier auprès d'entreprises et de territoires à travers
l'Arc alpin.
Auteur de "
Les Alpes du Futur" (Editions inverse, 2024), je suis fermement convaincu que l'expérience historique est un formidable outil au service des territoires alpins.
Mon CV est
ici et mon offre
de ce côté-là :-) Pour en discuter, n'hésitez pas à m'écrire à l'adresse suivante :
severin.duc@backfuture.fr