Penser les Alpes qui viennent (1/3). Nos imaginaires sont-ils à la hauteur des changements ?
Devant les Alpes changent, l'élément différenciant est notre regard sur le changement. Or, nos imaginaires semblent encore faiblement outillés pour en rendre compte. Commençons par y voir plus clair.
Savoyard, docteur en histoire et chercheur associé à Sorbonne Université, je me dédie à l'
accompagnement du changement dans nos Alpes au moyen de conférences, d'analyses et d'ateliers.
Auteur de "
Les Alpes du Futur" (Editions inverse, 2024), je suis fermement convaincu que l'expérience historique est un formidable outil au service des territoires alpins.
Mon CV est
ici et mon offre
de ce côté-là :-) Pour en discuter, n'hésitez pas à m'écrire à l'adresse suivante :
severin.duc@backfuture.fr
1/12. Si notre monde change, notre langage pour le penser doit-il changer ? Quels imaginaires sont caduques pour décrire nos Alpes qui changent ? Chemin faisant, comment parvenir à décrire fidèlement ce qui se passe sous nos yeux ?
Nous ne regardons pas le monde avec la neutralité de nos yeux. Notre regard est affaire de signes, de représentations, de constructions, de codes… qui différent à travers le temps et l’espace. C’est pour cela que la notion de “transition” est tellement inopérante : elle vend du mouvement à une société qui ne chérit que la stabilité.
Cela dit, tout n’est pas perdu car tout finit par changer.
2/12. La société française du XIXe siècle voyait la “montagne” d’une façon bien différente de la société médiévale, des Romains, des Grecs ou des Aztèques.
Aujourd’hui, il suffit de faire quelques centaines de kilomètres pour apercevoir des cultures qui vivent différemment l’eau et le roche, l’arbre et la lumière. Le regard porté sur le monde est donc fluctuant, mobile, sécurisant et sous tension.
Si nous allons en Chine, le mot même de “paysage” n’existe pas en tant que tel. On lui préfère l’expression “montagnes-eaux”. On en reparlera dans un prochain article ;-)
3/12. Regardons du côté de l’esthétique du paysage.
Qui croit encore que la beauté alpestre qui nous saisit est “là”, comme en attente de notre regard et de notre prise de photo… qu’elle attend juste comme “ça” qu’on vienne la contempler ? Qui peut encore croire que la beauté d’une montagne ou d’un lac, que l’émotion d’une forêt ou d’un ruisseau sont des absolus qui s’imposent à nous ?
Qu’ils soient capitalistes ou écologisants, nos regards esthétiques portés sur les Alpes sont des constructions fondamentalement culturelles. On code et on sur-code la montagne à l’infini. On la chosifie et on lui confère des propriétés (de ressourcement, d’exploitation, etc.). Enfin, on dit que le logiciel concurrent est une hérésie.
4/12. Au regard des changements structurels induits par le dérèglement climatique, tout nous incline à penser que les sociétés alpines vont devoir inventer une autre façon de vivre les montagnes, donc de les penser. C’est à cette condition qu’on saura mieux les habiter et ce, de manière pérenne, robuste et prospère.
Prenons un exemple des limites de nos imaginaires actuels pour rendre compte d’un changement majeur : le retour des loups. Le discours politique et le débat public se réduisent souvent à choisir entre l’extermination ou la protection. L’une comme l’autre partent pourtant du même postulat : l’être humain n’est pas un animal comme les autres ; il est extérieur à tout ce qui se passe ; comme Dieu, il s’octroie le droit de vie ou de mort (du loup ou de l’agneau).
5/12. Priorisant la survie tantôt du loup tantôt de l’agneau, le débat public réduit le tout au “problème du loup” alors que la solution est à trouver à partir du “problème des hommes, des loups et des agneaux”.
Vous l’aurez compris, ce qui est en jeu ici, c’est la pauvreté de notre langage binaire pour exprimer le nouveau, l’irruption, l’incontrôlable de nos montagnes. Cependant, cette pauvreté langagière n’est que le produit de la chétivité de nos imaginaires alpins.
Aujourd’hui, nous ne pouvons plus faire l’économie d’une réflexion sur le regard vieilli qu’on porte sur les Alpes. Sinon quand ? Disons-le nettement : les codes du XXe siècle (disons des années 1930-1990) sont désormais radicalement incapables de dire, décrire et penser nos Alpes qui changent. Plus encore, ils semblent totalement démunis idéologiquement face au dérèglement climatique.
6/12. Fournissons un autre exemple : l’évolution historique de notre rapport à la pente enneigée.
Jusqu’au XXe siècle, une pente enneigée était souvent vue une calamité (on s’étouffe dans la maison, la culture est impossible, la voie de communication est coupée, et l’avalanche attend son tour printanier). Que cette fichue neige finisse par fondre ! Cela dit, quand elle était trop absente, on finissait par la désirer pour ses fonctions de protection des champs.
Depuis les années 1920-1930 et surtout 1950, la pente… sèche est devenue l’ennemi de tout un système économique ! Que cette fichue neige finisse par tomber ! Et puis, mince, si elle vient à manquer, on la fera tomber !
7/12. Ne trouvez-vous pas fascinant qu’en un siècle la neige tantôt honnie tantôt bénie des montagnards soit devenue l’objet d’un culte si fervent ? Cela signifie que les imaginaires sont réversibles…
Qu’en sera-t-il de notre rapport futur à la neige ? Sera-t-il de plus en plus artificialisé ? Quand la neige se raréfiera, pouvoir en profiter sera-t-il la marque de la distinction élitaire ? La détestera-t-on, non pour les avalanches comme il y a un siècle, mais parce que son accès sera devenu un privilège de classe ? Et si des hivers sibériens s’abattaient sur les Alpes, la neige sera-t-elle à nouveau cette livraison écrasante du ciel ?
8/12. On pourrait faire un même travail de décapage historique au sujet de la place perdue de la religion chrétienne dans nos montagnes, du renouveau de l’industrie alpine, des transformation de l’agriculture, des mutations de l’artisanat, etc.
Au XXe siècle, nos regards n’ont cessé de se recomposer, de polariser certains domaines, de démonétiser d’autres. Historiquement, nos imaginaires alpins sont puissamment vivants. Seuls ceux qui profitent encore des structures idéologiques du XXe siècle ont intérêt à congeler la réflexion sur les Alpes du futur.
9/12. Il y a 300 ans, à la saison d’automne, une forêt épaisse de montagne signifiait des ressources alimentaires mais aussi le danger latent de la prédation animale. Aujourd’hui, une forêt de mélèzes signifie la carte-postale par excellence. Si la 4G couvre la zone, le monde sera informé de ma présence enviable en Engadine.
Il y a 150 ans, devant un train à vapeur lancé vers les Alpes, je m’étonnais de la puissance de la propulsion du progrès. Aujourd’hui, je ne verrai que des tonnes des CO2 noyant un fond de vallée dans une brume toxique.
Il y a 70 ans, l’aménagement d’une haute-terre à des fins de loisirs pouvait signifier une injection providentielle de capitaux… moyennant des habitats collectifs standardisés (l’option Alpes françaises du Nord) ou des villages habiles capteurs des désirs de distinction des élites (l’Oberland bernois ou le Tyrol autrichien).
Aujourd’hui, le regard sociétal sur le ski est devenu très paradoxal… loin de l’évidence du sourire de Roger Moore en 1983 :-)
10/12. Il est plus que temps de prendre au sérieux l’histoire des sociétés alpines et de leurs imaginaires. Avant le moteur à explosion, les sociétés alpines étaient sous l’empire des variations d’altitude, de pente et de température.
Les surplus n’étaient pas destinés aux palais raffinés de Paris. Ils étaient stockés et consommés quand les récoltes se faisaient maigres.
A votre avis, pourquoi le Gruyère et ses petits frères ont prospéré dans les Alpes ? Pendant de longs siècles, pourquoi faisait-on venir des fromagers suisses dans les Alpes savoyardes si ce n’est pour produire une puissante réserve calorique pour passer l’hiver ?
11/12. L’hiver, il fallait bien manger quelque chose de riche quand le seigle venait à manquer et que les vaches à l’étable donnaient un lait pauvre en matière grasse. Aujourd’hui, la technique du gruyère s’est déclinée dans le Beaufort en Savoie et l’Abondance en Haute-Savoie.
Mais qu’importe.
Ce qui compte, c’est de ne pas oublier la communauté de destin des Alpins face aux variations de température, de pente et d’altitude.
12/12. Sans contrôle serré des naissances, les cadets n’avaient d’autre choix que l’émigration saisonnière ou définitive.
En vallée comme au loin, combien de montagnards ont servi Dieu, l’empereur ou le roi, les bourgeois et les patrons d’usine ? Combien de Savoyards ont tenté leur chance en Argentine et de Suisses au Midwest américain ? Combien de Grisons ont émigré à Paris (comme Giacometti, ferronnier puis artiste vanté) et de Tyroliens à Munich ?
Par espoir d’une vie meilleure, les Alpins et les Alpines d’hier ont nourri le monde de leur force de transformation.
Soyons à leur hauteur.
Que seront les Alpes, les Alpins et les Alpines de demain ?
Tant qu’on réduira l’avenir des Alpes au sort du tourisme hivernal… et qu’on oubliera des secteurs-clés comme l’industrie alpine, on manquera notre tâche.
Tant que notre langage exprimera un “pour et contre”, un “bien et mal”, un “nature ou culture”, un “sujet et objet”, on s’enfermera dans le piège mille fois tendu de notre système culturel binaire. Au binaire, on doit préférer quelque chose d’au moins ternaire, voire la multiplicité débordante.
Faire jouer ensemble le tertiaire, l’industrie, l’agriculture et la culture dans le même imaginaire alpin, c’est immanquablement ouvrir la voie à des Alpes surprenantes, ambitieuses et fondamentalement robustes.
L’enjeu n’est pas de revenir au passé, mais d’être à la hauteur des défis présents.
En attendant, portez-vous bien.
Séverin Duc
Savoyard, docteur en histoire et chercheur associé à Sorbonne Université, je me dédie à l'
accompagnement du changement dans nos Alpes au moyen de conférences, d'analyses et d'ateliers.
Auteur de
Les Alpes du Futur (Editions inverse, 2024), je suis fermement convaincu que l'expérience historique est un
formidable outil au service des territoires alpins.
Mon CV est
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severin.duc@backfuture.fr