Les Alpes suisses (3/5). De remuants territoires des possibles
[1200-1500] Si 1848 voit l'acte de naissance de la Confédération helvétique, les Alpes centrales sont au cœur de l'histoire suisse depuis des siècles. Remontons aux origines du processus.
Il y a un an de cela, j’arpentais plaisamment les rayons de la Librairie Payot de Neuchâtel. Au premier étage, un grand livre a retenu immédiatement mon attention : l’Atlas historique de la Suisse. L’histoire suisse en cartes (Éditions Alphil, 2021).
Véritable mine d’or, l’ouvrage de Marco Zanoli (cartes) et François Walter (textes) est une ressource indispensable pour penser l’histoire entrelacée des Alpes et de la Suisse.
Tout atlas historique est porteur d’un message de la plus haute importance : pour se projeter dans l’avenir, l’approche historique est toujours plus profitable qu’un récit fixé sur le présent et ses angoisses.
Back/Future sert à cela : fournir un compendium raisonné à l’usage des temps troublés.
Avec les Alpes suisses, par où commencer ? Par l’année 1291 (ou 1307), le serment du Grütli, les trois doigts levés, Guillaume Tell, son fils et la pomme sur la tête ?
Mettons de côté les mythes fondateurs à l’usage des enfants. Tâchons plutôt de penser le passé dans la durée de son imprévisibilité. Aujourd’hui, on essaiera de donner du sens au turbulent Moyen âge des Alpes suisses.
1/8. Vers 1200-1250, entre le lac Léman et le lac de Constance, on détecte des familles nobles de plus en plus puissantes. Selon un processus féodal bien connu, ces maisons sont en concurrence pour tenir et exploiter des ressources limitées. Certaines familles s’agrandissent et s’élèvent ; d’autres s’affaiblissent et disparaissent.
Dans les décennies 1290-1310, une de ces maisons nobles parvient à se tailler une place démesurée dans le champ de forces féodal. C’est la maison des Habsbourg. Avant de tenir Oran, le Pérou et les Philippines, cette maison a aiguisé sa lame dans les Alpes. Dans la carte qui suit, son expansion progressive est représentée en nuances de rose.
Et là, on le remarque, le rose tend à encercler trois territoires couleurs d’agrume. Qui sont-ils ? Et pourquoi, au centre de la carte, ce lieu écrit en rouge et appelé “Morgarten” ? Pourquoi cette date du 15 novembre 1315 ?
2/8. Dans cet espace entre plaine (rose foncé) et montagne (jaune-orange), une histoire médiévale très classique se déploie sous nos yeux. Comme les villes de Flandres (contre le roi de France) ou d’Italie (contre l’Empereur), certaines communautés rurales des Alpes centrales prennent peur face à un puissant voisin.
Concrètement, la tentation hégémonique des Habsbourg provoque l’alliance défensive de trois “Etats forestiers” : les Waldstätten d’Uri, Schwytz et Unterwald. Une des “lignes de front” se situent sur les droits d’usage de l’eau et des alpages (Le XXIe siècle des méga-bassines et des retenues collinaires n’a rien inventé).
En 1315 finalement, la confrontation armée est inévitable. Sur le champ de bataille de Morgarten, l’avancée Habsbourg est stoppée (pour un temps). Une alliance de circonstance vient de faire reculer une puissance princière.
3/8. Dans les années 1330-1350, les Habsbourg encaissent un deuxième coup d’arrêt, d’une magnitude infiniment plus élevée et même définitif. C’est l’intégration des villes marchandes (de la plaine), elles-mêmes menacées par les Habsbourg, au système défensif des cantons alpins.
Avec Lucerne (1332), Zurich (1351) et Berne (1353), le système d’alliances défensives devient de plus en plus urbain, coordonné et conscient de lui-même. Huit puis treize cantons de plein droit forment la “Confédération des VIII Cantons” puis “de XIII Cantons”. Ils se réunissent régulièrement en assemblées qu’on appelle des Diètes.
La Suisse est née ? Non, vraiment pas ! Ne commettons pas cette erreur qu’avaient délicieusement commise les hommes du XIXe siècle. Considérer les “VIII Cantons” comme un État, cela reviendrait à dire que l’OTAN en est un.
4/8. Au Moyen âge, “confédération” signifie simplement “alliance temporaire de plusieurs […] puissances pour soutenir une cause commune” (TLFi).
Il faudra de longs siècles pour que le terme de “confédération” finisse par signifier, par exemple chez Condorcet, une “association permanente d’États particuliers formant un seul État collectif en ce qui concerne la politique extérieure” (TLFi).
Nous voici donc face à une série de pactes défensifs dans les Alpes centrales. Surtout pas coordonnés entre eux, vraiment pas multilatéraux, ces pactes sont démultipliables à l’infini et parfois même détricotables.
Voyez ce tableau indiquant l’entrée et la sortie régulières de cantons dans ladite Confédération. Processus inexorable ? Bien-sûr que non. Processus incrémental, sans aucun doute.
5/8. Jusque ici, tout allait bien. En temps de guerre, on s’unissait, on s’honorait dans la victoire et on se répartissait les prises ; en temps de paix, on faisait ses petites affaires à sa façon.
Pourquoi les choses finissent par changer ?
C’est que les alliances répétées des VIII Cantons ont fait le vide autour de leurs frontières extérieures… tout en enclenchant une formidable montée en capitaux humains et financiers (donc militaires).
Une question commence à tarauder les esprits : les moyens militaires disponibles à la défense ne pourraient-ils pas outiller une politique de conquête ? Si oui, dans quelles directions attaquer ? Pourquoi pas vers le sud, ses piémonts lombards et les vertes plaines du Pô ? Et au-delà, vers la mer ?
Plus que jamais, les Alpes sont au coeur de l’histoire helvétique. Il s’agira de voir à quelle fréquence il va battre grâce à elles.
6/8. Entre 1400 et 1515, les Cantons, ensemble ou séparés, vont mener de très nombreuses (et particulièrement violentes) “Expéditions au sud des Alpes” dirigées contre les ducs de Milan, qu’ils soient italiens (Sforza et Visconti) ou français (Valois).
Au Moyen âge, tenir sa frontière sur un col n’a aucun sens. Il faudrait entretenir de coûteuses garnisons à plus de 2000 mètres. Ce qui compte, c’est la maîtrise des versants qui mènent au passage, donc des villes-verrous à son pied.
Par exemple, le duc de Savoie verrouillait le Col du Petit Saint-Bernard en tenant Bourg Saint-Maurice et La Thuile. De même, le comte de Tyrol tenait le Col du Brenner via la maîtrise d’Innsbruck et de Bolzano.
Que firent donc les Suisses ?
7/8. De part et d’autre des cols des Alpes centrales, les cantons suisses immitèrent la Savoie et le Tyrol. Depuis leurs propres versants, ils partirent à l’assaut du versant sud, celui détenue par le duc de Milan.
Prenons le cas du canton d’Uri qui visait le contrôle du Gothard (2108 m). Pour le tenir, il mena une politique patiente de conquête du versant nord (l’Urseren) et du versant sud (la Léventine). La lutte fut extrêmement âpre, notamment lors des batailles d’Arbedo (1422) et de Giornico (1478).
8/8. Transformées en pays sujets, l’Urseren et la Léventine ouvrirent la porte à des conquêtes de plus en plus méridionales. Uri demanda alors de l’aide aux vieux cantons amis de Schwytz et de Nidwald.
Les conquêtes communes devinrent des bailliages communs (Blenio, Riviera et Bellinzona). Parvenus au pied des Alpes lombardes, les trois cantons n’étaient plus qu’à 100km de Milan.
Dans les vallées d’à-côté, d’autres terres furent aussi conquises, cette fois par une alliance de l’ensemble des VIII Cantons. Les conquêtes de Locarno, Lugano, Vallemaggia et Mendrisio prirent le nom de “bailliages italiens” de la Confédération. A l’extrêmité sud de leur dispositif, les Suisses n’étaient plus qu’à… 50 km de Milan.
Ils se posèrent donc la question à 1 million de ducats, l’inévitable, la plus tentante des questions.
La fois prochaine, on verra leur réponse !
Contrairement aux apparences, l’histoire suisse n'est pas un long fleuve tranquille, surtout pas une évolution progressive vers la neutralité, la stabilité et la prospérité.
L’histoire des Alpes suisses (et de la Suisse dans les Alpes) est une véritable escalade de l’engagement. Plus le temps passe, plus les objectifs initiaux sont dépassés et débouchent sur de nouveaux objectifs.
Pourquoi je dis cela ? On a vu des Alpes suisses au cœur de pactes défensifs face aux Habsbourg (XIIIe-XIVe siècles). On les a vus ensuite au coeur d’une politique agressive de contrôle des cols et des routes commerciales (XVe-XVIe siècles).
Semblable à un système à cliquet (on peut avancer, mais jamais reculer), la politique helvétique est un formidable processus de concentration de forces.
La fois prochaine, nous verrons ce qui advint quand celui-ci finit par rencontrer son très puissant voisin : le royaume de France.
En attendant, portez-vous bien.
Back/Future. L’Histoire est notre Alliée !, c’est une newsletter intelligente et bien écrite, avec de belles images (disponible sur Substack). C’est aussi un podcast bien conduit, avec de chouettes musiques : Le Format K7 (disponible sur Substack, Spotify et Apple). On a même un orteil sur Instagram (pour le fun) !
Palpitante évocation de la croissance et la maturation d’une nation !