Les Alpes du Futur (4/4). Se retrousser les manches et conquérir les cieux autrement
Aujourd'hui, on effectue un grand plongeon dans l'épaisseur historique des Alpes... afin de mieux comprendre les territoires de demain. Ils seront exceptionnels, comme l'histoire de l'arc alpin.
Écrire sur son pays, c’est terriblement difficile. Écrire sur un ailleurs, ça l’est tout autant. Qui est-on pour prendre la parole et, parfois, trancher ? Trop proche ou trop lointain, comment trouver la bonne distance ? Que l’écriture dusse relier le passé, le présent et le futur, l’équilibre de la plume est encore plus précaire.
Les Alpes du futur ne sont donc pas un sujet facile à traiter, surtout dans un contexte de bouleversement climatique, donc économique, social et politique. Le sujet est d’autant moins facile que peu connaissent véritablement les Alpes, leur histoire et leur géographie.
Plus une solution se prétend durable, plus ses ressorts innovants doivent se nourrir d’une connaissance géographique et historique de pointe. La technologie ne sauvera pas les Alpes. Elle sera seulement l’outil d’excellence dans les mains d’hommes et de femmes qui ont foi dans leur territoire.
Pour apporter sa contribution, Back/Future retrousse ses manches. Je vous propose de plonger dans l’Histoire des Alpes pour mieux rouvrir les chemins (bloqués) de leur futur.
1/7. Pour se projeter hardiment dans le futur, les habitants des Alpes doivent remettre la main sur leurs territoires, leur Histoire. Il faut dire que la tâche n’est pas aisée tant l’épaisseur (géo)historique des Alpes est formidable.
Les Alpes, c’est une histoire de chemins, de crêtes et de cols, donc de passage et de rencontres. En lisant le chef d’œuvre (méconnu) de Michel Marthaler, on apprend la plus étonnante des rencontres alpines : le Cervin est un reliquat de la plaque africaine (ou plutôt de sa fille, la plaque apulienne).
Quant à l’essentiel des masses alpines, à commencer par le granit du Mont-Blanc, elles sont du matériau océanique poussé vers les cieux par la tectonique des plaques.
2/7. A l’échelle de l’Histoire (donc de l’écrit et de l’agriculture), l’Arc alpin est un des espaces-charnières les plus anciens du monde. Pour en témoigner, je vous propose trois petites descriptions, comme autant de portes d’entrée dans l’épaisseur historique des Alpes.
Tout d’abord, souvenons-nous d’Ötzi mort il y a 5 500 ans. Retrouvé à 3 210 mètres d’altitude sur le glacier de l’Hauslabjoch (frontière austro-italienne), son corps est aujourd’hui conservé au Musée archéologique du Süd Tyrol. Une formidable exposition itinérante existe depuis 2003, mais, à ce jour, sauf erreur, aucun musée français, encore moins des Alpes françaises, ne l’a accueillie.
Citons ensuite la puissante maison impériale des Habsbourg. Voici une dynastie millénaire originaire d’Argovie (en Suisse) puis enracinée à Innsbruck (en Autriche). Puis, du Brenner à Mexico, les Habsbourg ordonnèrent au destin de la première mondialisation de l’Histoire.
Évoquons enfin les Walser, plus méticuleux dans leurs entreprises, mais probablement plus touchants. Ce peuple se spécialisa dans la création patiente d’alpages. Au Moyen âge, qu’un seigneur alpin veuille développer ses hautes-terres, il appelait quelques familles Walser. De contrat en contrat, ce peuple essaima des Alpes centrales à la Vallée d’Aoste. Il donna même son nom au Valais. Ses villages demeurent parfois, et on y entend encore cet étrange haut-allemand résonner, comme dans le Vallée de Gressonney.
3/7. Après l’histoire d’un anonyme, d’un peuple et d’une dynastie, on peut évoquer la géographie des villes alpines. Elles incarnent une bonne partie du passé, du présent et du futur des Alpes. On doit aux Celtes et aux Romains le fabuleux réseau urbain actuel. Parmi des centaines de petites et grandes villes, citons Bergentrum (Bourg-Saint-Maurice), Augusta Praetoria (Aoste), Curia (Coire) ou Tridentum (Trente).
Nombreuses autres villes furent des verrous alpestres autant que des zones de trafic intense. Citons Chamonix, Gap, Briançon, Martigny, Davos, Bolzano-Bozen, Innsbruck, Bregenz ou Jesenice. Récemment, certaines d’entre elles ont été élues Ville alpine de l’année. Les critères : respecter la Convention alpine. Autrement dit, démontrer, dans les faits, que la prospérité économique peut aller de pair avec la qualité de vie et la durabilité.
Au débouché des vallées, on retrouve les amples villes de “piémont” (littéralement “au pied des monts”). Évoquons les solides cités de Chambéry, Grenoble, Genève, Udine, Salzbourg, Graz ou Ljubljana. Elles sont les centres de gravité politique des Alpes. Par le passé, on y retrouvait un pouvoir épiscopal ou princier. Aujourd’hui, les hôtels de région ou de département, voire les capitales.
4/7. Quand on parle des Alpes du Passé ou du Futur, l’habitat et le cadre de vie sont incontournables.
Outre le paysage dont on a déjà parlé, le logement est une des clés du jeu. Pourtant, dans les Alpes françaises et italiennes, on ne compte plus les stations-fantômes neuf mois sur douze. C’est “l’appartement à la montagne” des Français et “la seconda casa” des Italiens. En 2012, les Suisses (en bons capitalistes prévoyants) ont pris le taureau par les cornes.
Depuis l’ordonnance du 22 août 2012 (devenue loi fédérale en 2016), toute commune qui abrite 20% (ou plus) de résidences secondaires ne peut autoriser la construction de nouvelles. Le cœur de certains promoteurs immobiliers a dû s’arrêter de battre. L’inventaire cartographié des logements (et donc le ratio résidences à l’année/résidences secondaires) vaut le détour.
Dans les Grisons, par exemple, l’offre hôtelière est soigneusement développée par et au profit des habitants à l’année (qu’on pense aux formidables “chesas” de la Haute-Engadine). La population locale dispose d’une rente touristique qui n’empiète pas abusivement sur l’occupation agricole ou “naturelle” des sols. Enfin, les promoteurs immobiliers ne peuvent plus aussi facilement corrompre les conseils communaux.
Si vraiment vous tenez à une carte-postale, la voici. On ne la doit pas à une boîte de marketing mais à une bonne vieille loi fédérale. Comme quoi.
5/7. Les Alpes ont le coffre pour devenir, à leurs façons, un des espaces moteurs de l’Europe du futur. Je rêve qu’elles deviennent un avant-poste de la gestion politique, économique et sociale du changement climatique. Et non l’arrière-garde de l’orgueilleux XXe siècle. Pour cela, il faudra un esprit d’initiative à la hauteur des défis.
Le moteur principal du changement ne pourra qu’être politique, au sens noble du mot (celui qui concerne tout le monde). Quand on pense à la diversification d’un territoire, il faut se départir du futurisme hors-sol et dogmatique. L’innovation la plus efficace est celle qui est la mieux ancrée et la plus charpentée. Depuis 1972 (oui, 1972 !), le Länder de Bavière dispose d’un plan d’aménagement et d’exploitation durable de toutes les Alpes bavaroises. Trois zones (A, B et C) sont distinguées en fonction de l’arbitrage exploitation/protection.
Outre un bon vieux plan, il faudrait surtout une véritable prise de conscience : le tourisme «quatre saisons » ne sauvera pas les stations d’altitude, encore moins les Alpes. D’une part, c’est un nom de pizza. D’autre part, miser sur un tourisme de masse en montagne toute l’année, ça me fait penser à cette scène de Casino Royale, vous savez quand Dimitrios met ses clés de voiture sur la table de poker ?
Quand le climat devient une loterie, il faut quitter la table ; en un mot, sortir de l’économie de rente. La comparaison ne plaira peut-être pas, mais le Qatar l’a compris il y a vingt ans déjà. Comme elles sont démocratiques, les Alpes feront mieux. On est à l’aube de quelque chose, comme ici à Trente.
6/7. La “malédiction de la rente” sera conjurée quand on réinvestira une partie des revenus touristiques dans la diversification. On tissera patiemment des territoires de pointe. On retiendra et attirera les talents. On mènera une politique culturelle ambitieuse. Certaines stations de ski parviendront même à sortir du sillon et à devenir des villes d’altitude diversifiées.
J’aime bien l’idée du Lagazuoi Expo Dolomiti, au-dessus de Cortina d’Ampezzo. Situé à 2 752 mètres d’altitude, ce mont est relié à Cortina via un téléphérique. Cette plateforme se répartit entre trois espaces d’exposition, une salle de conférence (50 places), un salon, un café et un bar-terrasse. Ces projets donnent la banane. En plus, ils font du bon marketoche.
Outre ce monsieur à chaussures à scratch, comment attirer des travailleurs à l’année motivés, de tout diplôme, de tout talent et de tout horizon ? Comment les aider à se projeter dans un avenir pérenne et, pourquoi pas, fonder, là-haut, une famille ? Comment aussi retenir ceux qui ne disposent pas des relais suffisants sur place pour satisfaire leurs ambitions professionnelles ?
Plutôt que d’inciter financièrement les gens à venir dans les Alpes (on le fait en Valais), il faudra constituer un tissu économique attractif.
Comment faire ?
Eh bien, pourquoi ne pas commencer à l’échelle du quotidien, dans l’espace du faisable et du tangible ? Je pense à la commune de Passy qui a récemment lancé la Pépinière d’Entreprises Passy (Pep’s), un petit cocon dédié à l’éclosion d’entreprises. On s’y serre les coudes et on avance ensemble. Et c’est une première en Haute-Savoie.
7/7. Enfin, la jeunesse frappe à la porte car c’est elle qui vivra jusqu’en 2100. Pas nous. Il faut donc la placer au cœur des territoires diversifiés. Des centres de recherche d’innovation et de développement doivent maintenir et attirer les jeunes de talent au moyen de bourses d’études et de contrats doctoraux. Dans nos massifs, l’Ecole de Physique des Houches ne doit plus être une exception, mais devenir une formidable banalité.
La jeunesse a la force d’espérance et de transformation que lui confère son savoir et sa culture. En appui des centres de recherche et de développement, des lieux de conférences et des musées devront parler aux Alpins, jeunes et moins jeunes, et au monde. Les musées du costume, c’est bien, mais on peut et doit faire mieux.
Parce que leur clientèle est la grande bourgeoisie, Cortina d’Ampezzo, Saint-Moritz et Megève ont déjà pivoté vers la culture d’avant-garde, hélas d’élite. Ainsi, les concerts, les pièces de théâtre et les salons. Il faut aller plus loin : la culture doit devenir permanente et populaire, à disposition des résidents.
La fabuleuse entreprise muséale de Reinhold Messner, l’homme des premiers 8000 sans oxygène, ouvre la voie. Dans son Süd Tyrol natal, il a imaginé et déployé six musées d’altitude (Corones, Firmian, Dolomites, Juval, Ripa et Ortles).
A travers cette réalisation un peu folle, que nous dit un des plus grands alpinistes du XXe siècle ?
Pour les Alpes, il est grand temps de remettre la main sur ses imaginaires collectifs. (Après, j’en conviens, Messner aime un peu le béton, faut pas lui en vouloir. Il est né en 1944).
Alors que je referme avec émotion la série Les Alpes du Futur, puisse Back/Future avoir offert des analyses historiques originales et des perspectives futures enthousiasmantes.
Être un intellectuel d’action, c’est une surprise de chaque jour.
C’est aussi une joie de savoir que, dans les Alpes, nombreux s’unissent déjà pour réfléchir, imaginer et innover.
Quelque chose se passe.
Séverin Duc (LinkedIn).
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