Les Alpes du Futur (2/4). La Rente de la Neige : de la spécialisation à l'escalade de l'engagement
C'est mon amour des Alpes qui m'oblige à regarder les choses en face. Avant de proposer des solutions, on réfléchit aujourd'hui aux défis alpins... en faisant un crochet par l'histoire.
1/6. Depuis les vacances de Noël, je lis avec une grande gêne la couverture médiatique et sociale du “manque de neige” dans les Alpes. Il fait plus chaud (oui !), la neige manque (oui !). Il faut donc des responsables, vite (pourquoi ?). Là-haut, on serait aveugle au changement climatique, stupide dans sa communication et cupide jusqu’à l’os.
Juger et condamner n’a jamais fait changer personne. C’est un mythe chrétien que de croire que la sanction et la repentance mènent au salut. Notre système pénitentiaire en est d’ailleurs malade. Mais c’est une autre histoire.
En tant qu’historien, je constate que plus la cause est noble, plus elle attire les sauveurs/inquisiteurs. Comme si une cause juste innocentait, par avance, tous les excès de langage. Comme si l’urgence de la cause climatique légitimait la violence des mots.
2/6. Dans l’espace public comme privé, le mépris frontal, la culpabilisation et le jugement sont de profonds obstacles au changement. Jusque sur LinkedIn (censé être un réseau “professionnel”), ce sont des coups de massue qui tombent sur les équipes dirigeantes des stations de ski.
Admonestées de changer de modèle économique, les élites alpines sont aussi invitées à se repentir. Elles sont sommées de faire un virage à 180 degrés, immédiatement. Qu’elles se “convertissent” à l’urgence climatique !
Cela dit, faire la morale ne permet pas le changement. Au mieux la conversion insincère. Au contraire, quand on est la cible de quelqu’un, on se crispe. Et on aurait presque envie de persévérer, par orgueil et par provocation. Par contraste, c’est plutôt l’écoute, le respect et le pas qu’on fait vers l’autre qui enclenchent le dialogue. Alors seulement, on peut réfléchir, ensemble, au changement.
A ce propos, Back/Future a désormais son podcast sur Spotify : “Le Format K7” !
Économie alpine, écologie montagnarde et populations locales (notamment des vallées) fonctionnent ensemble et devront continuer à le faire. En attendant, le futur des Alpes est le grand perdant de ce dialogue si difficile. Apprendre à se parler commence probablement par un travail profond de réflexion sur l’identité territoriale des Alpes, sur une identité non pas repliée sur soi mais ouverte au monde et à l’avenir.
Qu’est-ce les Alpins veulent faire de leurs Alpes ? C’est probablement la question-clé du moment.
3/6. Les Alpes doivent reprendre possession de leurs futurs. Pour cela, il est indispensable de prendre totalement conscience du modèle socio-économique qui a structuré les dernières décennies. Plusieurs concepts-clés me semblent pertinents pour en rendre compte : la spécialisation, la matière-première renouvelable, la rente et la dépendance du sillon.
C’est en challengeant ces quatre concepts qu’on trouvera des solutions durables pour les Alpes.
Commençons donc par la spécialisation. Depuis les années 1960 environ, les Alpes, notamment du Nord, se sont spécialisées dans le tourisme d’altitude. Cela n’ôte en rien aux mérites du tissu industriel des vallées, notamment de l’Arve (toujours dynamique) ou de l’Arc (aujourd’hui en difficulté). Cependant, la manne essentielle, c’est bien le tourisme, prioritairement hivernal, secondairement estival. Quant au printemps et à l’automne, saisons magnifiques s’il en est, ce ne sont, là-haut, que des “inter-saisons”. Ce sont les fameux “lits froids”. Pas de neige ou de soleil, pas de touriste.
4/6. La spécialisation permet d’introduire un deuxième concept : la matière-première renouvelable. La spécialisation touristique des Alpes a longtemps reposé sur une matière-première miracle : la neige. Miraculeuse car… renouvelable… à l’infini.
La neige est donc différente des ors jaune ou noir issus d’un sous-sol “fini”. En effet, on attend d’elle qu’elle revienne tous les ans ; qu’elle drape les sommets et pave les pistes. Vers novembre et surtout en décembre, sans jamais vraiment se faire prier, un macadam blanc tombait du ciel. On l’accueillait, le photographiait, le damait, et le dévalait. C’était le “ski total” et l’ “enneigement garanti”.
5/6. La spécialisation touristique et la matière-première “inépuisable” ont dégagé des profits fabuleux ; c’est-à-dire qu’ils ont constitué une rente financière. C’est le troisième concept que je souhaite mobiliser. Que cette rente soit remerciée pour le développement des infrastructures locales et la redistribution fiscale à l’échelon national. Ici, on oublie souvent qu’un des acteur-clés de l’aménagement de la montagne n’est pas montagnard. C’est tout d’abord l’État (le Plan neige des années 1960) via la Caisse des Dépôts et Consignations et, plus tardivement, son émanation, la Compagnie des Alpes.
Lointaine héritière de l’aménagement du territoire piloté par la capitale, la CDA est fondée en 1989. Elle reçoit alors une délégation de service public sur de nombreux domaines skiables français. Depuis son introduction en bourse en 1994 et sa privatisation en 2004, cette rente est devenue, pour bonne part, privée tandis que la Compagnie elle-même s’est diversifiée aux parcs d’attraction. Ce qui donne à réfléchir.
Dans les Alpes, les profits ont pris les atours d’une rente renouvelable année après année. Or, une économie de rente produit un certain type de société (le quasi plein emploi sur place et des territoires limitrophes qui bénéficient, par capillarité, de la prospérité). Elle donne aussi naissance à un système politique particulier (notamment survitaminé aux capitaux extérieurs).
Pour dire les choses simples, la rente (si elle n’est pas investie dans une diversification) fixe voire congèle les équilibres locaux, régionaux ou nationaux. Que la rente vienne à se tarir (les États gaziers ou pétroliers), que les clients aillent voir ailleurs (le textile et le charbon des Midlands anglais et du Nord de la France) ou que le produit intéresse moins de gens (les voitures de Detroit), et vous avez un territoire qui s’effondre sur lui-même.
On parle alors de “malédiction de la rente”. Réductions du personnel, chômage, tensions sociales, départ de la jeunesse, désertification, villes ou quartiers fantômes, etc. Quant aux conséquences politiques, la misère devient le carburant des extrêmes qui prospèrent là où les rentes se tarissent.
6/6. La neige est une rente et elle aboutit à ce qu’on peut appeler une “dépendance du sillon” ou une “dépendance au sentier”. C’est en tout cas la path dependency des Anglo-saxons. Cela veut dire que le passé a livré de trop grands profits pour qu’on puisse imaginer un présent et un futur différents… du passé. Ce qui compte, c’est ce qui a été fait et non ce qui se passe. Et quand les certitudes s’installent, on perd en capacité d’imagination et d’innovation.
Au mieux, on stagne ; au pire, on chute.
La caractère longtemps renouvelable de la neige (jusqu’aux “neiges éternelles” qui ne le sont plus) a bloqué l’esprit de changement et d’innovation. Les rentes enrichissent, donc endorment les pouvoirs publics et les acteurs privés. Plus le temps passe, plus on est dépendant des acquis et moins on est capable d’imaginer un autre modèle de croissance économique et sociale. Enfin, quand une crise durable de la matière-première survient, on est brutalisé par les temps nouveaux. On est tenté par le déni, l’agressivité ou la fuite. On ne change pas, on s’adapte.
Or, la prospérité ne repose pas sur l’adaptation mais sur l’innovation.
La semaine prochaine, nous irons chercher des solutions ici et ailleurs, dans l’ensemble de l’arc alpin. Et on les challengera. Les Alpes ont encore des choses à s’offrir et à offrir au monde, à commencer par un futur qui leur appartient. J’ai hâte.
Ce texte doit beaucoup aux discussions décisives avec Nicolas C. et Valentin T. Qu’ils en soient remerciés.
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Analyse interessante en effet . Des idées de reconversion?
Passionnante analyse de l'économie de nos montagnes en mobilisant des concepts que j'ai bien connu dans d'autres contextes. De quoi faire réfléchir !